Vendredi matin, la caravane publicitaire a paradé dans les rues de Lourdes (Hautes-Pyrénées) comme on cuisinerait en slip dans un bungalow : le Tour de France avait les clés de la ville et de ses lieux saints. On parle d'un spectacle et d'un boucan à refoutre en l'air la vie d'un miraculé : la 19e étape a démarré de la grotte de Massabielle, où la Vierge Marie serait apparue à Bernadette Soubirous dix-huit fois en 1858. Un char Vittel passe boulevard de la Grotte, au milieu d'hôtels qui récitent le bréviaire (Saint-Sébastien, Saint-Etienne et Saint-Charles…) et devant le Palais du Rosaire, un supermarché climatisé d'objets pieux. Le speaker Vittel danse en ondulant son fessier comme à Ibiza. Dans l'euphorie, il oublie tout et blasphème en toute décontraction au microphone. Il propose aux commerçants d'échanger son eau minérale contre la leur, estampillée bénite, qu'il est possible de boire dans des vierges en plastique (l'auréole sert de bouchon) : «On peut faire un transfert de bidon !»
Nonnes au Kärcher
Le cortège des marques a duré plus d'un quart d'heure, le temps pour les gâteaux Saint-Michel de faire défiler une voiture en forme de (Marie) madeleine et pour une hôtesse de la Française des jeux de hurler que «chaque jour était une chance», comme dans un sermon du dimanche. En mini-short. Des commerçants installent leurs marchandises, Jésus en hologramme et chaussettes «morbidissimo», «antidérapantes, en molleton douillet, pour soirées tendres et câlines». Des passants applaudissent, des pèlerins font des yeux énormes (et des photos), comme si le Tour et la grotte, provisoirement mariés, avaient oublié toute pudeur. Résultat, des nonnes sont arrosées au Kärcher par un autre camion Vittel.
Vingt mètres plus loin, la sono est plus calme. Le départ officiel de la 19e étape du Tour se déroule dans un lieu saint, le sanctuaire de Lourdes. Les bus des équipes sont garés sur l'esplanade du Calvaire des Bretons, devant les deux églises qui casent une double flopée de croyants, la moitié au rez-de-chaussée, l'autre à l'étage. Les hommes de foi, en soutane cintrée, ont vécu la vie de rêve. Un prêtre, à un autre, en face des barrières contenant la foule : «Les gens ne veulent plus prendre de selfies avec les coureurs, mais avec moi, si…» Tel un frère Froome ? Devant des centaines de personnes, ils se congratulent mutuellement. Au vrai, il y eut des scènes d'idolâtrie. Alors qu'il roulait paisiblement, Nairo Quintana, le grimpeur colombien (Movistar), fut pris en chasse par trois de ses compatriotes presque en transe, drapeau à la main, lesquels ont labouré la pelouse (un peu sainte aussi) du sanctuaire en cavalant comme des damnés.
Le reste ? L'ordinaire. Le village du Tour accueille les sponsors, les équipes et les coureurs avant le grand départ et des croyants qui s'agenouillent dans l'attente d'un monde meilleur ou d'une guérison miraculeuse pour les plus malades. C'est la quatrième fois que le Tour autorise un départ d'étape (après 1948, 1990 et 1994), non pas au bourg des Pyrénées, 14 000 habitants, mais depuis sa zone privatisée par l'Eglise, 6 millions de visiteurs annuels. Il y a vingt-quatre ans, le père Bordes, recteur de Lourdes, y avait rassemblé coureurs et handicapés. Il décrivait «un geste qui n'est nullement un geste d'exhibition, mais qui rappelle la nécessité de marcher ensemble, tous ensemble, sur la route de la vie».
Le temple (l'Eglise) et les marchands (Amaury Sport Organisation – ASO –, organisateur du Tour) ont un pan de destin commun, liés par le déclin de la foi. Le premier doit remplir ses paroisses, le second convaincre le public de croire au maillot jaune. L'étape du jour, par-delà les cols d'Aspin, du Tourmalet et de l'Aubisque, fut marquée, comme depuis le début de l'épreuve, par un fort taux d'absentéisme au bord des routes. Qui a besoin le plus de l'autre ? Lourdes du Tour, ou l'inverse ? Un séminariste, en polo bleu, sur la connexion Jésus-Christ et ASO : «Ça ne dure qu'une matinée de toute façon…» Sur l'étalage des marques en contradiction avec la sainte parole, comme la Française des Jeux, autorisée à propager le vice du jeu de hasard dans Lourde : «Il ne faut pas se leurrer : l'Eglise a besoin d'argent pour survivre. La Bible ne réprime pas le commerce. Simplement, il ne doit pas être une fin pour nous, mais un moyen.»
Personne ne hue
Jeudi soir, la grotte de Massabielle a été ouverte aux vélos. Alors, des cathos cyclistes en ont profité pour dormir sur place, là où d'ordinaire, tout est interdit : les bécanes, les chiens… Le lendemain matin, quelques cyclistes du Tour sont venus jusqu'à la grotte allumer un cierge. Deux coureurs italiens furent escortés jusqu'à la cavité comme un magot par les hommes en soutane, en face de croyants assis sur des fauteuils roulants ou à genoux. Ils ont chuchoté ensemble et les cyclistes sont repartis sous les applaudissements. A Lourdes, personne ne hue. Un jeune prêtre, à l'accent italien : «On a demandé aux responsables d'équipes de passer le message. Le sanctuaire leur est ouvert, quelles que soient leurs croyances.» Et : «Un coureur m'a dit que sa grand-mère avait guéri ici même.» Des scouts d'Europe ont participé au service d'ordre. Des prêtres ont traversé le décor avec des sacs McCain (les frites) sous le bras. L'organisation du Tour avait tout prévu pour être raccord au lieu : un jeune homme en chasuble, chargé d'orienter les voitures vers le bon parking, avait les cheveux longs, une barbe innocente, une silhouette fine, comme le Messie.