Le Tour de France 2018 s’est achevé dimanche à Paris comme il avait commencé, dans la colère désabusée des fans (trois semaines de huées) ou une indifférence glaciale (chute des audiences télé et de l’affluence des spectateurs). Le succès sur la dernière étape du Norvégien Alexander Kristoff (UAE-Team Emirates), au sprint sur les Champs-Elysées, et le triomphe au classement général du Gallois Geraint Thomas (Sky), l’ancien équipier devenu maillot jaune à 32 ans, épousent un scénario écrit d’avance. Celui d’un Team Sky ennuyeux et suspect par sa domination, qui a remporté le Tour pour la sixième fois en sept éditions.
Au «mieux», l’épreuve a mal commencé avant même la première étape le 7 juillet en Vendée : Chris Froome, vainqueur sortant, était recalé par les organisateurs à cause de son contrôle «anormal» au salbutamol remontant à septembre 2017, et subitement innocenté par l’Union cycliste internationale (UCI) à cinq jours du départ. Le Britannique termine sur la troisième marche du podium derrière Geraint Thomas et le Néerlandais Tom Dumoulin (Sunweb). Au «pire», l’épreuve n’a jamais vraiment démarré. Eclipsée par le Mondial de foot jusqu’à la finale du 15 juillet puis par l’affaire Benalla qui éclate trois jours plus tard.
Cache-misère
Ce 105e Tour de France se termine moins dans le soufre que celui de 1988, gâché par le cas Pedro Delgado, le maillot jaune contrôlé positif à un stimulant. Moins dans la crainte que le Tour trépasse, comme en 1998 avec l'affaire Festina. Moins dans la suspicion qui s'est installée ensuite, lorsque les vainqueurs étaient sommés de justifier leur supériorité : la conférence de presse de Thomas et Froome samedi soir au Pays basque avait, au contraire, l'odeur de cannelle d'un salon de thé. Il faut dire que, si la Sky règne en maître, sa vitesse dans les cols est plus faible que dans les années fastes de l'EPO (1991-2008).
Pourtant, ce Tour laisse un profond sentiment de lassitude. Partagé par la plupart des suiveurs, spectateurs et coureurs. Comme s'il payait pour l'accumulation de scandales depuis vingt ans. Confidence à Libé d'un des grimpeurs hachés menu par Sky : «Cette course devient de plus en plus étrange. Je ne sais même pas s'il y a de la déception ou bien simplement de la lucidité face à cette fatalité d'une édition sans relief.»
Les coureurs : et si on les écoutait enfin ? L’UCI a manifestement échoué dans son calendrier et sa communication sur le traitement du dossier Froome. Les organisateurs du Tour ont quant à eux failli à dynamiser l’épreuve (les pavés du Nord ou la mini-étape de 65 km dans les Pyrénées ont causé peu d’effets ; la diminution du nombre de concurrents par équipe n’a pas évité les chutes ni renforcé le spectacle) et à rassurer les coureurs (sommés tout à la fois de ne pas se doper et de garantir ce fameux spectacle). Les premiers acteurs de ce sport savent que ces changements de formule ne sont que des cache-misère. Ils ont d’autres idées à proposer.
Répartition du butin
Novembre 2012 : la commission des athlètes de l'UCI se réunissait à Aigle (Suisse). Autour de la table, la championne Marianne Vos, le coureur Bernhard Eisel et l'intendant de Sky, Dario Cioni. A priori, pas des marxistes pur jus. Ils concluaient cependant à la nécessité de mieux partager les richesses du vélo avec, par exemple, la création d'un plafond des salaires («salary cap»). Dans le même temps, les groupes pros réclamaient que le Tour leur reverse une part de son bénéfice net, estimé à 30 millions d'euros annuels. Et les dirigeants d'équipes formatrices demandaient à ces groupes de leur donner des «droits de formation» pour chaque jeune talent façonné…
Six ans plus tard, la répartition du butin a empiré. Les écarts de moyens ont explosé entre les équipes : les Français de Fortuneo-Samsic avaient 3,5 millions d'euros en 2017, Sky au moins dix fois plus. Les salaires des stars ont flambé : Chris Froome émarge à six millions par an. Les actionnaires du Tour (la famille Amaury) refusent de lâcher un centime. Un dirigeant d'équipe française souhaite, sans le crier trop fort, la tenue «d'états généraux sur l'organisation du vélo». Un autre exhume le principe du «salary cap» comme solution d'avenir : «Si Sky ne peut plus se payer les plus forts équipiers du monde, Froome est plus isolé en montagne. Imaginez-les avec seulement deux hommes dans le dernier col, au lieu de quatre ou cinq. Ça change tout !» En résumé : «Le problème actuel du vélo, ce n'est plus le dopage. C'est l'argent.»