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Libération
Récit

Tour de France : les chiens aboient, la caravane passe

Tour de France 2018dossier
Des promesses de «grabuge», un gendarme à côté de la plaque, des regrets… Retour dans le tourbillon du Tour 2018.
Dimanche, arrivée aux Champs-Elysées. A droite, Alexander Kristoff, le gagnant de l’étape. (Photo Philippe Wojazer. Reuters)
publié le 29 juillet 2018 à 20h56

Cette année, le Tour de France a dû composer avec une concurrence féroce : la Coupe du monde (au début), l’affaire Alexandre Benalla (à partir du milieu) et l’intérêt de Jean-François Copé pour la mairie de Paris (à la fin). Rien ne lui a donc été épargné. Pour ceux qui ont lâché, on vous le résume en cartes postales.

Lèpre

Chris Froome pédale en face du bus de son équipe, le Team Sky, après la 8e étape Dreux-Amiens - le décrassage, sur un vélo statique, pour ne pas subitement couper l'effort. Cet après-midi-là, ses collègues et lui tournent le dos au public - une centaine de personnes. Certains y voient un doigt d'honneur grand et large comme un casse-croûte : soupçonné de dopage (déclaré «anormal» en septembre au salbutamol, puis innocenté), le Britannique serait donc insolent de surcroît. Quelques bonshommes ont hué, d'autres se sont chargés des chœurs - «tricheur», «menteur», «dopé». Une jeune fille, lycéenne, confesse être là par voyeurisme : «On m'a dit qu'il y aurait du grabuge.» Un pétage de plombs de Froome, qui sortirait un opinel de ses crampons ? Un vieil homme confie son inquiétude à un autre : «Je crois qu'il comprend le français…» Le reste de la foule rit, chuchote et toise le quadruple vainqueur faire le dos rond au sens propre. Le vieil homme : «Imagine s'il se retourne.»

Six jours avant le grand départ en Vendée, les organisateurs du Tour ont déclaré le tenant du titre indésirable. Ce qui revient à annoncer l’arrivée de la lèpre dans la ville pour les vacances et arroser le peuple d’un message forcément suspect : excepté un cas problématique, tout va bien pour le reste. Les symptômes d’une épidémie transparaissaient le soir même de la présentation des coureurs. A la Roche-sur-Yon, le troisième événement sportif mondial a suscité autant de boucan qu’une bonne kermesse - si l’on met de côté les sifflets réservés à Froome. C’est comme si le public avait été posé là pour un spectacle qu’il n’avait pas choisi. Ou bien, c’était à cause du ciel gros.

Crédit

A Arras, un sexagénaire montre du doigt l'endroit exceptionnel (la citadelle du XVIIe siècle) d'où partent les coureurs pour rallier Roubaix (la 9e étape). II s'était imaginé une matinée fruitée : discuter avec des coureurs, croiser des vieilles gloires et récupérer des bidons à refiler aux petits-enfants. Comme avant. Mais la sécurité lui a demandé de se tenir à l'écart : sans les autorisations, il doit regarder ça de loin. Il dit : «On vient aux courses et on ne sait plus qui monte à vélo. Ils passent devant nous à une vitesse tellement folle, je ne saurais plus les décrire.» Et : «Le vélo a bien changé : ce n'est plus du tout le même sport.»

Il n'y a guère que l'imprévu qui dispose de la machine à remonter le temps. En route vers Fougères (7e étape), le bus de l'équipe Cofidis tombe en panne sur l'autoroute et offre une séquence d'autrefois aux habitants de la commune bretonne. D'abord : les coureurs arrivent en voiture (comme ils le faisaient jusque dans les années 90) et se changent dans la rue. Ensuite : en l'absence du car (quartier général roulant), la formation française (coureurs, staff) a investi le salon des Dauguet pour la causerie d'avant-course. La famille gagnera un bidon et de chauds remerciements. Ironie, quand même : c'est rarissime que Cofidis, société de crédit à la consommation, ait une dette envers le peuple - en général, c'est l'inverse.

Bélier

A Roubaix, un cameraman, sur la ligne d'arrivée, prend un taquet d'un agent de sécurité : une grosse poussette de sommation, juste assez appuyée pour le faire reculer et réfléchir. Il a foncé avec son objectif dans l'essaim de confrères, sans regarder les rétroviseurs - caméra bélier. Tous se jettent sur le vainqueur : l'Allemand John Degenkolb (Trek-Segafredo), le vainqueur, est encerclé par les télévisions et des membres de son staff. Son vélo se plie, il manque de tomber à la renverse. A 10 mètres, on aperçoit un pied par ci, un poignet par-là : il venait de bouffer 21,5 km de chemins pavés. Des coureurs arrivent par petits groupes. Il y a ceux qui s'écroulent (cette étape fut une lessiveuse) et d'autres qui se faufilent entre les journalistes et les invités. Ils disent «pardon», comme on zigzague avec son chariot à Lidl. Ou «allez, pousse-toi de là» la trombine pleine de suie.

Prohibition

Les suiveurs du Tour sont passés dans les grands cols en maudissant le taux d'absentéisme du public. Parfois, ce sont des vieux briscards du bord de route qui déroulent le diagnostic : il manque du peuple. C'est comme causer du repeuplement d'un village : comment le Tour peut-il remettre de la vie dans les espaces désertés ? A l'Alpe d'Huez (12e étape), c'était comme regarder la faillite droit dans les yeux, les aisselles collées par le stress. Il y a des bras et des mains, comme avant, mais plus assez pour fabriquer l'adrénaline qui faisait fantasmer les coureurs et les téléspectateurs - on aurait dit une répétition. Là-bas, le maire de Bourg-d'Oisans a interdit l'alcool par peur des débordements. Et Geraint Thomas a conforté son maillot jaune et sa position de meilleur grimpeur du Tour. Il le gardera jusqu'aux Champs-Elysées. Il est le nouveau roi.

Cirque

A Carcassonne, Sky a organisé une conférence de presse dans un Campanile le 23 juillet, jour de repos. Le temps que son manager général termine sa prestation, Chris Froome, second au classement général, est scruté par des quidams et des journalistes. Que diable y a-t-il dans la tête d’un type qui a dans les pattes deux semaines de huées et de tentatives d’agression (à l’Alpe d’Huez, il a manqué d’être frappé par un spectateur) ? Le Britannique d’origine kényane s’assoit ensuite près de Geraint Thomas, le maillot jaune gallois, et prend les journalistes en photo, avec un sourire de garnement en coin : quitte à être l’attraction du cirque, autant immortaliser le moment. Froome répondra comme il peut. En substance : dès lors que son équipe remporte le Tour, son sort importe peu - soit l’adaptation cycliste de «l’important, c’est les trois points» footballistique. C’était tout ou rien de toute façon : ou les deux Britanniques racontaient les coulisses (la stratégie, les grands secrets), ou ils se contentaient de tuer le temps (l’esquive) en y mettant plus ou moins de formes.

Un employé des pneus Continental, préposé à la logistique sur le Tour, nous avait alpagué l'avant-veille : «Froome n'est pas le problème. Moi, je n'ai aucun lien avec lui. Pourtant je suis passé dans des endroits où je me suis fait siffler, où l'on m'a balancé des trucs. C'est général : on dirait que les gens, dans certains coins, en ont marre de tout.»

Police

La 16e étape (Carcassonne-Bagnères-de-Luchon) est interrompue par une manifestation d'agriculteurs. Des coureurs ont respiré le gaz lacrymogène utilisé par les forces de l'ordre pour disperser les paysans. Il a fallu s'arrêter. Dans la descente du Portet (18e étape), Froome est plaqué au sol par un gendarme qui ne l'a pas reconnu. Un gradé viendra s'excuser le lendemain. Chris Froome, avant de filer, lui glissera un «fuck you». Le Tour est un tourbillon, dans lequel la loi fait des saltos. On a vu un directeur sportif, qui pilotait la voiture suiveuse comme un chauffard, freiner à la hauteur d'une gendarme en moto pour lui proposer une bouteille de Vittel ou une canette de coca. Elle a pris l'eau.

Qatar

A la Mongie, la veille du passage de la 19e étape qui traverse la station de ski : un «citoyen engagé» (il se présente ainsi), ex-coureur amateur et ex-cadre bénévole du vélo breton, soupire. Il dit : «Le Tour partira un jour du Qatar. Et pourquoi pas ?»

Il décrit une situation à déchiqueter les adducteurs : d'un côté, la professionnalisation à outrance des cyclistes et de leur staff qui induit une mise à distance, et de l'autre, la persistance d'un discours officiel basé sur la proximité. «On ne peut pas être à deux endroits différents en même temps. A gauche, à droite. Il faut en choisir un, sinon le public se lasse.» Une heure plus tard, Emmanuel Macron débarque (très en retard) à la Mongie. Le Tour est peut-être aussi En marche : à gauche, à droite, au milieu… Un blond vêtu d'une tenue cycliste fera part de ses regrets à tous ses voisins après son échange avec le Président : «Je lui ai dit que la pente à la Mongie était très dure…» Mais dans l'euphorie, il a oublié la fin de son message : «J'aurais voulu lui dire que la politique était comme le vélo : parfois, il y a des pentes. Mais ce n'est pas grave, non, ce n'est pas grave…»

A Espelettes, Tom Dumoulin (Sunweb) s’est retrouvé, après le contre-la-montre (dernière étape), debout en face d’une voiture, sur une route désertée par les journalistes et les camions de gendarmerie. Certains n’y ont pas cru : que fabrique le dauphin de Thomas, en face d’un champ où un mouton à la patte abîmée pisse partout ? Il a pris une photo de bon cœur avec un jeune compatriote néerlandais. A l’ancienne.