Exercices de fascination : à la première personne du singulier, les journalistes de Libé détaillent leur enthousiasme pour des personnages disparus qui les ont émus, inspirés ou même déstabilisés.
L’affichette format A3 est punaisée dans l’angle gauche de mes toilettes, à hauteur de regard quand je me tiens debout. Treize bonhommes en maillot rouge et short blanc, plus deux gardiens de but habillés de vert, genre vignettes Panini, y figurent par ordre alphabétique. Bobby Charlton, Denis Law, Nobby Stiles et compagnie ne posent pas droit comme des i et mains dans le dos, mais sont photographiés en pleine action. Ce mini-poster jauni de l’équipe de Manchester United de la grande époque, saison 1969-70, je l’ai dégottée sur un marché aux puces londonien, à Camden si mes souvenirs sont bons.
A chaque passage aux toilettes ou presque, un maillot un peu plus vermillon que les autres attire mon regard, au milieu de la rangée du haut : George Best a le corps penché en avant, le cheveu long, la cuisse pas frêle mais presque. Il a la balle dans les pieds. Il flotte à dix centimètres de la pelouse. Le terrain a l’air un peu gras. Mais lui est aérien, libre comme un pur-sang. Le photographe a sans doute capturé George Best à l’entame d’une des chevauchées dont il avait le secret. Il est beau. La qualité du cliché ne permet pas de distinguer ses yeux bleus à faire oublier toutes les pollutions du monde. Ils sont de toute façon fixés sur le ballon. Mais je sais qu’ils sont magnifiques et qu’ils ont fait craquer les filles par dizaines, par centaines, par milliers.
1969, c’est un an après la victoire de Man U en coupe d’Europe des clubs champions, un an après que George Best, dribbleur fou, a obtenu le ballon d’or. A 23 ans, la première vraie popstar du foot est au sommet de sa gloire. Et ses écarts comme l’hystérie qu’ils suscitent, sur le terrain et dans la vie, sont autrement plus spontanés que ceux d’un Neymar aujourd’hui…
Samedi 3 décembre 2005. Il pleut sur Belfast. L'Irlande du Nord enterre son étoile filante, décédée à 59 ans d'avoir trop bu. J'ai fait le voyage avec ma compagne d'alors, journaliste comme moi à Libération. L'art du ballon rond ne l'émeut guère, mais qu'importe, George Best est un génie qui mérite d'être enterré dignement. Pourquoi ? Parce que «Maradona good, Pelé better, George Best». «Il était le meilleur, tout simplement», m'avaient répété les fans lors des obsèques quasi-nationales organisées dans le parc du palais de Stormont, où siège le Parlement nord-irlandais. A l'époque, la trêve entre frères ennemis catholiques et protestants n'avait pas encore permis de panser les plaies des années de guerre. Protestant, George Best, qui a toujours souhaité qu'il n'existe qu'une seule équipe d'Irlande de foot, réalise post-mortem un dernier exploit : rassembler tout un peuple meurtri par des années de haine.
«George Best, icône de la réconciliation ? ai-je écrit à l'époque. La thèse est belle […] mais trop éloignée de ses terrains de jeu à lui : le foot, les filles, l'alcool. Car c'est bien là, sur ces terrains de doute absolu, de fragilité assumée, qu'il faut aller chercher George Best.» Une maxime résume tout, elle figure dans chaque article ou presque consacré au footballeur d'exception. Elle en dit tant : «J'ai dépensé tout mon argent en filles, en alcool et en voitures. Tout le reste, je l'ai gaspillé.» Liberté fascinante. Celle de s'amuser d'être le plus beau, le plus doué, le plus riche. Celle de faire en match un petit pont à un adversaire, humiliation suprême au foot, mais de ne pas s'en satisfaire et de faire marche arrière pour en faire un deuxième. Pas pour rabaisser le joueur de l'équipe adverse mais pour ravir son public.
Liberté aussi de se retrouver pour un soir dans le lit de son hôte… avec sa femme. D'ailleurs, en 2005, lors des obsèques, Caroll, la cinquantaine, venue exprès d'Angleterre et rencontrée au Red Devil, m'avait confié en pleurant que George Best était «magnifique» et qu'elle n'était «pas Miss Monde». Puis elle avait ajouté, assise à côté de son époux : «Je suis mariée depuis trente ans mais j'ai toujours dit à mon homme que si George était venu frapper à notre porte et m'avait dit "Caroll, j'ai besoin de toi", je serais partie avec lui.» Et son homme avait souri.
Une phrase trouvée dans une critique du livre consacré à George Best par le journaliste de l'Equipe Vincent Duluc résume cette scène autrement : «Les hommes voulaient être George Best, les femmes voulaient George Best». Confidence en passant : je n'ai pas lu le livre de Duluc, le Cinquième Beatles (Stock). Désolé Vincent, il paraît qu'il est excellent. Etrange impasse… Les premières explications qui me viennent : pas envie de partager, ni de tout savoir sur mon héros, juste désireux de plonger seul dans cette faille béante qui caractérisait George Best, ce mélange de confiance absolue et de doute destructeur. Autre option : laisser cette biographie sur l'étagère est une manière de tenir à distance cette fureur de vivre «bestienne». A moins, dernière réflexion, qu'il s'agisse surtout pour moi de préserver cette part d'enfance qui m'est si chère, héritée de ma mère anglaise.
Une photo de famille me sert de totem, prise dans le jardin des parents, qui jouxtait… un terrain de foot. Nous sommes en 1972. J’y suis au premier rang, parce que le plus petit, entouré de mes trois frères. Nous portons tous fièrement le maillot rouge de Man U, col blanc rond, écusson énorme sur la poitrine. Avec le short blanc de rigueur, évidemment. J’adore cette photo, même si elle me renvoie à une légende familiale pas complètement fausse qui veut qu’à cet âge, je ne savais pas de quel pied me servir pour frapper le ballon. Si gauche, si loin de George Best. En foot. En tout.
Le meilleur pour la fin. A moins que ce soit le pire. Ma rencontre avec George Best en janvier 1994. J'étais parti, toujours pour Libération, couvrir un autre enterrement, celui de Matt Busby, premier entraîneur mythique de Man U. Les obsèques terminées, je n'ai qu'une obsession : rencontrer George Best. Je trouve son hôtel. Quand je m'y rends en fin d'après-midi, il est là, au bar. Je l'aborde. Il me donne rendez-vous le lendemain, pour partager un petit-déjeuner. Quand je reviens à l'heure dite, l'hôtesse de l'hôtel, incrédule, appelle George Best dans sa chambre. Elle le réveille. Le temps de prendre une douche, il me rejoint, s'excuse pour son retard. Il est beau. Toujours. Il a les yeux rouges et les paupières fatiguées d'avoir trop festoyé la veille. Nous parlons de Matt Busby, bien sûr, de lui, de 1968, d'Alex Ferguson, de Cantona, et de ce fameux numéro 7 que les deux joueurs ont porté haut. Mais je suis là et pas là. Avec lui mais pas vraiment. Enfant ou journaliste, je ne sais plus. J'ai longtemps nourri le regret d'être passé professionnellement à côté de cette rencontre. Vingt-quatre ans plus tard, je me dis que c'était mieux ainsi. Mystère George…