A quoi reconnaît-on un footballeur sorti des limbes pour goûter, par surprise c'est-à-dire en mesurant sa chance, à cette bonne vieille Ligue 1 ? Il regarde le journaliste dans le blanc des yeux quand il lui répond. On s'est pointé samedi au Stadium de Toulouse non pas pour voir la grosse équipe locale (35 millions d'euros de budget, un attaquant comme Max-Alain Gradel à la baguette) mais pour son adversaire du soir, des Nîmois venus de la Ligue 2 et bricolant avec une vingtaine de millions : défaite 1-0 des Gardois en pleine descente après la victoire 3-1 face à l'Olympique de Marseille une semaine plus tôt. Et un joueur, Denis Bouanga, qui vous fixe en baissant la voix : «On a tous mérité d'être là.» Son coéquipier Téji Savanier : «Vous me parlez des 20 millions, mais moi je m'en fous. Je ne sais pas ce que ça représente. Les chiffres ne me regardent pas. Moi, je joue au foot.»
Frère d’évêque
Et c'est sympa, le foot : on rajeunit d'un coup en se souvenant de la fable d'un esprit maison irréductible qui ressuscite à chaque fois qu'un club jadis en vue retrouve l'élite - un quart de siècle de purgatoire pour Nîmes - sur l'air du «ah là là, mais qu'est-ce qu'ils ont pu nous manquer». Puis, on voit les matchs. L'attaquant Baptiste Guillaume, prêté par le SCO d'Angers et à la peine samedi : «Les occasions [de but] toulousaines, si vous regardez bien, ce sont celles qu'on leur donne. Faites le compte, les deux penalties que l'on concède, l'arrêt de la 43e… Vous en voyez d'autres ?» Regard insistant du joueur. «Dites, quoi d'autre ?»
Des tribunes, le juste tarif du match de samedi, c'était 3-0 avec des Haut-Garonnais deux étages au-dessus. Mais un joueur ne pense jamais comme cela. Ni à Nîmes, ni ailleurs : pour ceux qui font vivre le jeu, tout ce qui survient arrive par sa faute. Personne n'est plus fort, personne n'est moins fort, rien n'est écrit : tout se joue sur une trame de 90 minutes. Guillaume (23 ans) est un joueur éternellement à la relance, 2 buts en 27 matchs avec le RC Lens lors de sa saison la plus prolifique (!) en Ligue 1. Pour l'heure, c'est aussi un footballeur à étages et on n'a vu que le premier samedi : «Dans mon cas, l'important était de montrer un bon état d'esprit, parce que c'est quelque chose qui m'a beaucoup été reproché par le passé. Contre Toulouse, je pense avoir beaucoup couru et défendu, je me suis donné à l'équipe. Puisque je joue attaquant, je sais très bien que l'on attend de moi que je marque. Ça viendra. Mais je dois faire les choses dans l'ordre.»
Du foot d'en bas, où le petit avance avec ses faiblesses, mais il avance aussi. Ou il pense avancer. Ou il pense qu'il pourra avancer, plus tard. A trente mètres, deux couloirs et trois portes de là, le coach toulousain, Alain Casanova, s'exprime au même moment devant les micros : discours convenu qui ne dit pas sa conversion depuis trois ans à la méthode dite de «périodisation tactique», une façon d'entraîner qui implique - pour le dire grossièrement - de travailler toutes les composantes du football (physique, tactique, visualisation, technique, résistance aux chocs…) au même moment, en travaillant par exemple l'endurance avec le ballon dans les pieds et des adversaires pour vous charger. Une démarche qui sent à plein nez l'école portugaise et ses entraîneurs formés dans les universités ; un Leonardo Jardim raccrochant même l'approche systémique d'Edgar Morin au jeu de football. L'entraîneur nîmois Bernard Blaquart était passé un petit quart d'heure avant son collègue toulousain. Et on a vu un prof de gym. Qui n'aime pas les questions : chez Blaquart, l'exercice médiatique se situe entre la contrainte et la méfiance, plus près de la méfiance d'ailleurs. Son frère François, directeur technique national du foot français entre 2010 et 2017, a mangé chaud en 2011, lors de l'affaire dite des quotas : une réunion dans les murs de la Fédération française où il fut envisagé de limiter le nombre de joueurs formés dans l'Hexagone susceptibles de défendre une sélection étrangère (un grand-parent suffit) dans le futur, ce qui serait revenu à bordurer des gamins issus de l'immigration. «[François] en a entendu de bonnes, a un jour expliqué le coach gardois dans France Football. C'est vrai que ça ne donne pas envie [de s'ouvrir aux journalistes].»
François - qui militait dans une association antiraciste à l’époque des faits - et Bernard ont un frère qui occupe aujourd’hui la fonction d’évêque d’Orléans. Et à bien y regarder, il y a peut-être une connexion entre la vie spirituelle et le fait de s’occuper des joueurs de football. Les temps étant ce qu’ils sont, la victoire contre l’Olympique de Marseille a mécaniquement fait remonter les états de service virtuels (Instagram, Twitter, Facebook) des outsiders intégraux défendant la cause nîmoise.
«Bicrave sa mère»
Et concernant l'un d'eux, l'attaquant Sada Thioub (23 ans, né à Nanterre, Hauts-de-Seine), l'exhumation a eu une saveur si particulière que le joueur, paniqué, a fermé son compte Twitter dans la foulée. Sans ironie aucune, c'est une immersion à nulle autre pareille - car sans filtre - dans l'époque. Sur la violence du déterminisme social : «Si je suis pas footballeur je suis foutu je peux rien faire à part bicrave sa mère», «bicrave» ayant été traduit par un confrère comme «vendre des produits illicites» et le «sa mère» constituant une sorte de ponctuation, proche du point d'exclamation. Sur la difficulté des rapports hommes-femmes : «a chaque fois kan je parle avc une meuf on se parle 1 semaine ou deux après jai grv [grave, ndlr] plus envi de lui parler que sa m'arrive sa mère». Puis, en 2013 : «Chéri m'aimerai tu encore si j'avais la bite à fouiny», ce qui ne témoigne pas d'une quelconque inquiétude mais d'un amour de la musique puisqu'il s'agit d'une strophe du Turfu du rappeur Booba moquant un autre musicien, La Fouine. On pourrait imaginer Blaquart s'employant à remettre le joueur dans les devoirs des footballeurs de son temps ; la marque Nîmes Olympique, sa carrière, l'obligation d'en dire le moins et de vivre caché. Mais rien n'est moins sûr. Dans l'Equipe, le coach nîmois, pur formateur chez les jeunes (à deux ou trois dépannages près) avant d'être bombardé entraîneur en 2015 d'une équipe nîmoise promise à la relégation après avoir été lourdement sanctionnée dans l'affaire du match présumé truqué contre le Stade Malherbe de Caen, s'est longuement expliqué sur son milieu de terrain Téji Savanier, en proie voilà deux saisons à des problèmes pour tenir son poids : «[Savanier] m'avait dit : "Coach, je rentre chez moi à midi, on est trente à table, la mama a fait à manger, on est bien…" Je lui ai dit : "OK, pas de problème, fais un peu attention mais ça, il ne faut surtout pas que tu l'arrêtes." Pour que les joueurs soient forts, il faut qu'ils soient heureux. Si [le défenseur et capitaine Anthony Briançon] aime la chasse et la pêche, bien sûr qu'il faut qu'il y aille, même les lendemains de matchs quand il est crevé. Il se rajoute une fatigue mais ça ne fait rien car dans sa tête, il est bien.»
Briançon n’en est pas moins concerné : mortifié après avoir concédé à Toulouse le penalty de la défaite, on l’a vu filer dans le car dès la fin du match par la voie express, sans même passer par la douche. Peut-être que Blaquart ruse un peu. Peut-être surtout que c’est d’abord pour lui un moyen d’être écouté par des joueurs dont il a été solidaire au début du mois quand ceux-ci étaient au bord de l’insurrection faute de pouvoir simplement contacter leur président, l’inventeur de la Freebox Rani Assaf, pour discuter du montant des primes.
«Mort de rire»
Reste que le foot français est sur une autre planète, où l’on entend désormais que le rappel du code couleurs du club sur le bus transportant l’équipe ou dans le vestiaire est susceptible de rapporter des points et où un Casanova, quand il entraînait le RC Lens, avait demandé aux gens de mettre des drapeaux sang et or aux fenêtres pour que ses joueurs mettent le 0,01 % de plus susceptible de transformer la défaite en victoire.
Nîmes, c'est autre chose. La Ligue 1 primitive, les temps anciens : un gardien se plaint sur les réseaux sociaux de son éviction au bénéfice d'un international espoir tricolore (Paul Bernardoni) en omettant de signaler qu'il passe en jugement en septembre pour une grave histoire de bagarre, où il est susceptible de prendre de la prison ferme. Assaf, président richissime, n'a aucune espèce de rapport (ni bon, ni mauvais) avec son coach ; dirigeant invisible répondant «mdr» (pour «mort de rire») à un confrère de France Football lui ayant adressé une demande d'interview par SMS quand il ne théorise pas dans Midi libre une sorte de football low cost, faisant disparaître la volée d'invitations dont bénéficiaient les anciens joueurs les soirs de match aux Costières et réparant lui-même le wi-fi défaillant au siège du club, il n'est certes pas le moins bien placé pour le faire.
Samedi, Blaquart a trouvé ses attaquants «trop timorés». L'un d'eux s'est étranglé quand on lui a raconté ça : les Toulousains ont commencé par déchirer leurs adversaires avec des passes intérieures (au centre du terrain) et les attaquants gardois ont dû travailler dans l'entre-jeu pour les contrer, perdant ainsi du peps offensif. Le foot est une chose tortueuse. En l'état, il apparaît un peu plus vivant à Nîmes qu'ailleurs.