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Interview

Code vestimentaire à Roland-Garros: «C'est comme un retour en arrière»

Sandrine Jamain-Samson, enseignante à l'université de Savoie-Mont-Blanc, revient sur la volonté du président de la Fédération française de tennis d'instaurer prochainement à Roland-Garros un «dress code», en réaction à la combinaison de Serena Williams, jugée trop excentrique.
Serena Williams lors de son premier tour à Roland-Garros le 29 mai 2018. (Photo Christophe Simon. AFP)
publié le 30 août 2018 à 17h11

«Je crois qu'on est parfois allé trop loin. La combinaison de Serena cette année, par exemple, ça ne sera plus accepté. Il faut respecter le jeu et l'endroit.» Les propos polémiques du président de la Fédération française de tennis (FFT), Bernard Giudicelli, à Tennis Magazine la semaine dernière ont été suivis d'une annonce, celle de Guy Forget. Dans l'Equipe mardi, le directeur de Roland-Garros a prévenu de l'instauration prochaine d'un «code vestimentaire», «plus souple qu'à Wimbledon», lors des futures éditions des Internationaux de France.

Un «style Roland-Garros» donc, décidé par la direction du tournoi après la combinaison jugée trop excentrique de Serena Williams lors de la dernière édition. Après une réaction de son équipementier Nike le week-end dernier sur Instagram – «Vous pouvez retirer son costume à un superhéros, mais vous ne pourrez jamais lui enlever ses super-pouvoirs» – la joueuse américaine a désamorcé la polémique, déclarant que «les tournois du Grand Chelem ont le droit de faire ce qu'ils veulent». Mais comme un pied de nez au tournoi français, Williams s'est présentée à l'US Open cette semaine dans une nouvelle tenue originale: un tutu imaginé par le designer Virgil Abloh.

Sandrine Jamain-Samson, enseignante à l'université de Savoie-Mont-Blanc et auteure d'une thèse de doctorat intitulée «Sport, genre et vêtement sportif: une histoire culturelle du paraître vestimentaire (fin XIXsiècle–début des années 70)», revient pour Libération sur les articulations entre le vêtement sportif, le genre et les origines aristocratiques du tennis.

Pourquoi cette question de l’instauration d’un dress code à Roland-Garros se pose-t-elle maintenant ?

C'est étonnant : on assiste presque à un retour en arrière en termes d'imposition d'une tenue vestimentaire. Jusqu'à présent, le monde du tennis s'est déjà montré récalcitrant, parfois s'est insurgé vis-à-vis de certaines originalités en matière vestimentaire, mais il me semble que jamais l'imposition d'une tenue n'avait été soulevée par la fédération, en tout cas en France.

Si la tenue des joueuses de tennis a toujours fait l'objet d'une attention particulière dans la sphère publique, il n'y a jamais vraiment eu de telle prise de position sur le sujet. C'est pour ça que c'est d'autant plus original : pour la première fois, on pointe du doigt le fait que le corps d'une joueuse de tennis soit entièrement couvert. Dans une combinaison noire, de surcroît : la couleur est peut-être également un élément déclenchant. Jusqu'à présent, ce qu'on mettait en évidence pourtant, c'est le corps qui se dénude. C'était d'ailleurs un bon pôle d'attraction pour les médias. On observe ainsi un retour en arrière à deux niveaux : à la fois, il semble qu'on veuille imposer une tenue vestimentaire particulière, et ce qui est pointé du doigt n'est plus un corps qui se dévoile, mais le contraire.

Quels sont les codes vestimentaires liés historiquement au tennis?

Wimbledon est l'exemple classique avec les tenues blanches imposées. En France, cela a toujours été plutôt culturel: l'origine aristocratique de la pratique a instauré la tenue vestimentaire comme moyen de distinction. La tenue blanche était un moyen de montrer aux autres qu'on pouvait jouer au tennis sans se salir. Dans les années 20, les joueuses de tennis étaient par ailleurs habillées par les plus grands couturiers.

Le tennis était d’ailleurs plus axé sur l’élégance que sur la praticité à ses débuts…

Si on remonte à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, le tennis était le «Meetic» de l'époque. Il était important de paraître, même si on ne savait pas vraiment jouer. C'était un lieu pour faire des rencontres. Après, dans les années 20, lorsque la dimension de performance a pris le dessus, certaines joueuses et certains joueurs vont modifier leur tenue vestimentaire. Suzanne Lenglen est une des références: elle va faire parler d'elle autant par ses prouesses sportives que par sa tenue vestimentaire. Elle découvrait sa peau, on voyait ses jambes, ses bras, son décolleté était relativement osé pour l'époque. C'était révolutionnaire.

Mais le tennis a vraiment été un lieu où ces révolutions vestimentaires n'ont pas eu un grand impact sur la performance sportive. Cela permettait certes un peu plus d'aisance dans les déplacements et les mouvements, mais par rapport à d'autres activités sportives, l'impact sur la performance était minime. Alors que la combinaison de Serena Williams avait, elle, semble-t-il, un réel impact pour le coup sur la praticité et la physiologie de l'athlète. Comme les marathoniens qui portent des bas de contention, pour la première fois, cette combinaison pouvait avoir un impact sur la performance.

Cette réaction de Roland-Garros pourrait-elle être aussi due à l’abandon complet de la jupe par Serena Williams dans sa tenue?

Toutes les joueuses de tennis qui ont été mises en valeur, l'étaient par rapport à la jupe sur la période que j'ai étudiée, soit de la fin du XIXe jusqu'aux années 70. Dans les années 2000, Amélie Mauresmo avait déjà fait polémique en venant sur le court en short. J'ai du mal à identifier ce qui est le point de scandale dans la combinaison de Serena Williams: le fait de lâcher la jupe pour porter une combinaison? En regardant les images, on voit que celle-ci est tout de même extrêmement moulante, que la poitrine est mise en avant. Il y a des éléments de féminité qui sont préservés, voire mis en valeur. Est-ce que c'est parce que la tenue est noire? Ou peut-être est-ce l'intégralité de ces éléments qui ont été de trop pour Roland-Garros. Mais il est vrai que l'absence de jupe dans cette combinaison intégrale fait sûrement partie des éléments déclencheurs.

Cette polémique a beaucoup été traitée sous l’angle sexiste, mais est-ce qu’il ne s’agit que de cela?

Je pense que le président de la Fédération est simplement représentatif du monde du sport vis-à-vis des femmes. Même si la place des femmes dans le sport a progressé, on apprécie encore que les sportives mettent en valeur leur féminité. Je ne sais pas si cette polémique n'est qu'une question de sexisme, mais cela en fait certainement partie. Il y a aussi autre chose derrière, un héritage culturel qui revient au galop.

Il y a aussi des tenues d’hommes qui ont fait parler à différentes époques, que ce soit le short en jean d’Agassi ou le bermuda-pyjama de Wawrinka, mais elles n’ont pas non plus entraîné de changement de règlement. Peut-être aussi parce que l’excentricité est plus acceptée chez les hommes que chez les femmes?

Jusqu'à présent, le regard porté par la société sur le corps des hommes et sur le corps des femmes n'est pas le même. Les choses changent, mais encore aujourd'hui, les médias et la publicité différencient les corps des hommes et des femmes. Ce qui n'est pas un mal en soi, mais la pression n'est pas la même. On va laisser l'excentricité aux hommes, alors que chez les femmes cette excentricité peut s'arrêter à un certain point.

Ne s’agirait-il pas finalement pour Roland-Garros d’une volonté de recréer artificiellement une image excessivement française pour des besoins publicitaires ?

C'est certainement ça. La période phare du dress code en France, c'est l'entre-deux guerres et les années 50, quand les hommes ont gardé le pantalon pour jouer au tennis alors que les premiers shorts commençaient à arriver. C'était culturel. On tient à préserver une image particulière. Cette image d'élégance est remise au goût du jour dans les discours, comme celui du président Giudicelli. C'est comme un retour en arrière. Il y a peut-être une volonté de rappeler cette élégance des Mousquetaires, la grande époque des Lacoste, Borotra… Qu'on retrouve en statues dans Roland-Garros d'ailleurs. Et qui étaient le fer de lance de l'élégance du tennis français. C'est un retour vers cette période-là, peut-être pour se démarquer des autres tournois.

Cet héritage culturel revient-il également parce que le tennis est un sport plus conservateur que les autres?

Oui, même s’il s’est démocratisé, notamment au niveau de la sphère dirigeante, qui a intégré d’anciens joueurs. Mais ceux qui pilotent la fédération, ils ont cet héritage de codes de conduite, de bienséance… Ils sont certainement plus conservateurs que dans d’autres sports. Cette polémique est vraiment spécifique au tennis: c’est une activité extrêmement vue et pratiquée, avec beaucoup plus d’enjeux que dans d’autres sports moins en vue.