Les matchs du Dijon Football Côte-d’Or (DFCO) se terminent désormais en compagnie d’un visiteur du soir discret. Grappillant quelques minutes de jeu - cinq par-ci, sept par-là, treize samedi - comme un gosse tente d’attraper les flocons de neige et promenant l’idée d’une époque sépia, pleine de fureur et de mystère, Yoann Gourcuff est un martyr.
Il en a l’aura sacrificielle, les brûlures (les blessures à répétition) et il a un pied dans les deux mondes ; celui d’aujourd’hui, puisqu’il joue (même peu), et celui d’après, le bardo du moment de la mort sportive du joueur de 32 ans multiblessé qu’il est. Juste dans l’intervalle. Mais un martyr de quoi ? Personne ne peut le dire. Les livres d’histoire(s) racontent le Mondial sud-africain et la grève du bus de Knysna, l’animosité supposée de Nicolas Anelka et Franck Ribéry à son endroit, le sobriquet de «nouvelle star» dont l’avait affublé un international tricolore pour se foutre de sa gueule. Discrètement, ses tourmenteurs présumés ont expliqué qu’ils n’avaient rien contre lui mais que, puisqu’on en parlait, allons-y, Gourcuff est un joueur comme il y en a beaucoup, gonflé médiatiquement à l’hélium de ses yeux clairs et ses boucles séraphiques.
Dieu sait comment, le natif de Ploemeur (Morbihan) en est sorti avec, attachée à ses basques, l'image de ce qui est beau dans le foot. Et de stigmate en stigmate (dos, malléole, contusion thoracique, aine, adducteur, cheville, genou…), de douleurs réelles en appréhension du retour de celles-ci («Je suis guéri mais je sais que la douleur est toujours là», nous a une fois expliqué un joueur), il a joué de moins en moins, passager clandestin d'une Ligue 1 où les joueurs altruistes comme lui - il lâche son ballon plus vite que quiconque - sont éclipsés par les joueurs de duels, capables de prendre des coups et de les mettre. Cet été, après une saison quasi blanche à Rennes (10 matchs, 1 but), il a débarqué au DFCO, à la fois émoustillé et pas dupe : «Avec lui, on vit au jour le jour, on ne peut absolument pas se projeter, a expliqué l'entraîneur du club, Olivier Dall'Oglio. S'il joue entre 20 et 25 matchs cette saison en Ligue 1, on sera déjà très, très content.» «J'arrive un peu sur la pointe des pieds, a dit Gourcuff de son côté. Comme un jeune qui débarque en pro.»
Après quelques semaines à voisiner avec le joueur, Dall'Oglio a eu ce mot terrible dans l'Equipe : «[Gourcuff] est plus à l'aise sur le terrain que dans la vie.» Samedi, notre voisin de pupitre prononçait l'oraison : «Et il n'y est jamais ou presque, sur le terrain.» Si, si. A chaque match ou pas loin : cinq minutes, treize minutes…
Le muscle écrase l’art
On s'est pointé samedi au stade Gaston-Gérard de Dijon à la poursuite d'une hype qui attira au printemps jusqu'à l'attention du prestigieux quotidien anglais The Guardian, pourtant peu soupçonnable de francophilie en matière de football : un Dijon défendant quelque chose de cette idée du beau qui pourchasse Gourcuff. Les passes courtes, l'habileté technique dans cette Ligue 1 où, pourtant, le muscle écrase l'art. Sous nos yeux, le stade Malherbe de Caen et ses grands gabarits sont d'ailleurs repartis de Bourgogne avec la queue du Mickey (2-0), Yoann Gourcuff a quitté l'enceinte par une porte dérobée pour être bien sûr de ne pas dire un mot devant un micro et, avant ça, il a failli remettre son équipe à hauteur sur une passe merveilleuse à trois minutes du terme (1-0 à cet instant), son récipiendaire perdant de précieux centièmes de seconde à se demander d'où pouvait bien sortir une offrande pareille.
Ce qui est beau, ce qui est juste, ce qui est vrai : le foot tient là-dedans, c'est sa sainte trilogie. Mais de quoi on parle ? Le juste, c'est le résultat : blanc ou noir. Devant Caen, les Dijonnais ont perdu, donc ils n'étaient pas justes. Le vrai, ce sont les vibrations profondes de l'âme, ce qui se trame entre les acteurs. Quant au beau, on rentre dans la représentation idéalisée que se font ces mêmes acteurs ainsi que ceux qui les regardent - le monde extérieur est invité. Du point de vue dijonnais, Yoann Gourcuff est une prise de guerre : le beau attire le beau, une équipe balançant des chiches de 60 mètres sur un attaquant de 1,90 mètre sans autre souci de construction n'avait aucune chance d'aspirer à aussi vil prix (on parle de 40 000 euros mensuels sans les primes) la Belle au bois dormant du foot français. Samedi, Dall'Oglio était attendu après le match sur l'esthétisme, le combat inégal de ses joueurs de petite taille contre les armoires normandes, et il a répondu sur le vrai : «[Les Caennais] étaient plus costauds, oui. Mais c'est l'attitude qui m'intéresse. Le football est une question d'attitude, pas de taille, et on doit pouvoir réagir là-dessus. On n'était pas dedans, les vingt premières minutes. J'ai vu du monorythme, quand on avait le ballon et quand on ne l'avait pas.»
On l’a senti ennuyé. Son équipe demeure deuxième au classement (derrière le Paris-SG, hors concours) de Ligue 1 et peut-être que la beauté du jeu dijonnais se juge aussi à l’aune de sa fragilité, le côté éphémère - un coup oui, un coup non, le club ne disposant pas, faute de moyens, de joueurs permettant la régularité - ajoutant à l’émotion comme le crépuscule de Gourcuff rend ses minutes passées sur le terrain plus précieuses.
Cours du soir aux beaux-arts
Mais Dall'Oglio n'est pas là-dedans. Quand le site Football 365 a demandé à l'architecte du jeu dijonnais ce qu'il avait retenu du Mondial russe, il a parlé baston : «C'est contradictoire ce que je vais dire, mais j'aime bien l'Uruguay sur le côté défensif, l'agressivité. C'est un exemple pour moi, que j'essaie de faire passer à mes joueurs. [Les défenseurs uruguayens] ne sont pas plus grands ni plus rapides mais, par contre, qu'est-ce qu'ils sont concentrés ! Quand je vois la différence avec les miens…» La lutte.
Par ailleurs, il se trouve que l'entraîneur du Dijon FCO peint. Il expose, il vend parfois et il s'est donné les moyens, en utilisant la fin de sa carrière de joueur en fréquentant l'école des beaux-arts de Perpignan en cours du soir puis celle de Rennes ; une démarche «ouverte» peu courante dans le foot qui eut tôt fait de transformer Dall'Oglio en sujet de curiosité. En juillet 2017, le Gardois (il est né à Alès) s'exprimait longuement dans l'Equipe sur le sujet. Questionné sur ses goûts, il répondait graffitis du Street Art découvert à New York et à Barcelone avant d'évoquer l'artiste urbain (et anonyme) Banksy («il y a quelque chose lié à la liberté d'expression dans son œuvre»), les «gribouillages» de Jean-Michel Basquiat, les impressionnistes et Salvador Dalí. Sur lequel il a cette phrase : «Il était doté d'une technique exceptionnelle. Dalí pouvait peindre ce qu'il voulait. Quand il avait une œuvre dans la tête, elle était déjà finie [puisque l'exécution ne lui posait aucun problème, ndlr]. Un entraîneur, lui, a dans la tête le jeu parfait qu'il veut créer. Sauf qu'il gère l'humain, plein de choses lui échappent, ce qui crée une frustration. Quand une toile ne me plaît pas, je passe du blanc dessus et je recommence. Ce n'est pas possible après un match raté.»
Olivier Dall’Oglio n’ayant jamais rechigné à aborder sa passion pour la peinture, on dispose de nombreuses interviews sur le sujet : c’est la seule fois qu’il s’est risqué à comparer l’art et le sentiment esthétique au football. Et encore, il en reste au stade du processus et il oppose les deux sujets.
Le beau dans le foot ? Chacun le voit où il veut : il y a ceux qui sont pour, ceux qui sont contre (c'est arbitraire) et ceux qui s'en fichent, comme le sélectionneur tricolore, Didier Deschamps, qui serinait son incompréhension à chaque fois qu'on le lançait là-dessus avant le Mondial russe et la deuxième étoile. Et Dijon ? Et le jeu ? Le mec du Guardian n'est pas venu par hasard : ça joue à l'unisson, selon une trame commune du gardien à l'avant-centre - on joue à terre, dans les pieds - quand on le peut.
Mais on ne peut pas tout le temps. A chaque match ses ressorts tactiques : samedi, l’agressivité des Caennais a contraint la base arrière dijonnaise à se débarrasser souvent du ballon, c’est-à-dire à balancer ces fameuses chiches aériennes de 60 mètres tant honnies des puristes - adieu jeu au sol et finesses techniques - sur le colosse local, l’attaquant cap-verdien Júlio Tavares et son 1,87 mètre. Voilà : les équipes proposent, le jeu dispose. Du coup, Tavares a livré un combat épique à son défenseur, le dénommé Alexander Djiku, un type dont la hargne et la détermination dans l’approche des matchs allaient jusqu’à foutre la trouille à ses ex-coéquipiers bastiais quand il évoluait en Corse.
Léger sourire
Toute la beauté était là, sur les deux hommes (photo) : déchiquetée, sauvage, à mille lieux de la hype et des passes veloutées de Gourcuff durant son petit quart d'heure. A moins qu'elle soit ailleurs. On confesse avoir essayé de rencontrer longuement Júlio Tavares la saison passée sans le moindre succès : l'homme goûte peu l'exposition médiatique, c'est son droit mais on le déplore tant l'histoire de ce type raconte le jeu, entre sa découverte du foot à 18 ans à Montréal-la-Cluse (Ain) alors qu'il appartenait à l'élite régionale du jeu de… pétanque ; sa réticence à quitter les clubs (fussent-ils amateur) s'il s'y sent bien ; et, pour tout dire, cette absence apparente d'ambition qui cohabite avec une rage de vaincre et un état d'esprit qui lui ont valu le brassard de capitaine cette saison.
Samedi, au moins, on a eu le privilège de le croiser vite fait après le match. Voix grave, discours mesuré et léger sourire, dont on n’a pas fini de se demander ce qu’il cache. On ne sait pas, au juste, où est la beauté dans le jeu de football. Mais on jurerait qu’elle est muette.