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Dans les années 30, la France succombe à la «pingpongomanie»

«Match» du 9 février 1932 (RetroNews)
publié le 20 octobre 2018 à 14h39

Chaque samedi avec RétroNews, le site de presse de la BNF, retour sur un épisode de l’histoire du sport tel que l’a raconté la presse française. Aujourd’hui, le ping-pong, notamment dans les années 30, alors que Disneyland Paris accueille ce week-end la Coupe du monde de tennis de table.

D'après Wikipédia, c'est dans l'Angleterre de la fin du XIXe siècle qu'il faut chercher les origines du ping-pong. Comme pour le badminton, qui aurait été inventé par des nobles anglais ayant planté des plumes dans un bouchon de champagne pour recréer un jeu pratiqué aux Indes, il est aussi question de vin pétillant pour raconter la naissance du tennis de table. «L'histoire la plus répandue sur la création du tennis de table est qu'au cours d'un dîner, des notables de la société victorienne discutant de tennis ont voulu montrer quelques schémas de jeu sur la table. Ils se sont alors servis d'un bouchon de champagne en guise de balle, des boîtes de cigare pour les raquettes et des livres pour le filet», narre l'encyclopédie en ligne. Qui situe en 1890 la commercialisation du premier jeu de tennis de table en Angleterre. Les premiers championnats du monde se déroulent en Hongrie en 1897.

Le terme ping-pong apparaît pour la première fois dans la presse française en 1901 dans le Progrès de la Côte d'Or du 10 juillet. Le journal signal que les nobliaux hongrois se sont déjà lassés de ce jeu et qu'ils préfèrent désormais pour s'amuser «accompagner la police lors de ses descentes dans les tripots louches de bas étage».

Le 25 novembre, dans le Journal, on parle de «lawn-tennis de table» (le lawn-tennis étant le vrai tennis) dans la rubrique… mode, puisque selon la chroniqueuse Frisette, il s'agit «du dernier joujou du jour», «très pratique et très amusant», qui entre autres qualités pourrait dissuader les jeunes filles de s'adonner à des «flirts poussés jusqu'au danger».

En décembre 1901, on parle de tennis de table dans une publicité pour la Samaritaine qui propose pour 6,90 francs, parmi d'autres «Jouets et articles pour étrennes», un jeu vendu 10 francs par la concurrence et baptisé… «ding-dong, jeu de tennis de table, dans un joli carton».

En cette fin d'année 1901, plusieurs journaux signalent qu'un «jeu nouveau fait fureur à Londres, le Ping-Pong, lawn tennis d'appartement. On le joue sur une table de salle à manger, avec un petit filet, des petites raquettes et de petites balles de celluloïd, qui sont la reproduction exacte mais réduite, du filet, des balles et des raquettes de lawn-tennis. La semaine dernière, il y eut, à Londres un premier grand tournoi public au Royal Aquarius.» Pour sa part, l'Eclaireur de l'Ain explique : «Ping-Pong est une onomatopée anglaise imitant le bruit du ballon envoyé, reçu et renvoyé par une raquette, Ping… Pong.» En fait, le terme serait apparu en 1884 en extrême orient, ping symbolisant le son de la balle sur la raquette et pong son rebond sur la table.

D'ailleurs, faut-il parler de ping-pong ou de tennis de table ? Le 9 janvier 1902, le correspondant à Londres du Journal fait état de la révolte des pratiquants anglais contre l'onomatopée: «La chose est sérieuse au point qu'un grand nombre de gentlemen aficionados de ce jeu se sont réunis, à Londres, contre une dénomination qu'ils trouvent injurieuse pour "un passe-temps national" sérieux. On veut lui substituer le mot "tennis de table".»

Les termes ping-pong et tennis de table disparaissent ensuite de la presse française, le premier réapparaissant en 1907 mais en rubrique hippique, pour désigner un cheval ainsi baptisé.

En 1927, année du premier championnat de France et de la création de la fédération française, l'Intransigeant (du 25 octobre), livre un court mais éloquent éloge du ping-pong. «Vous n'oseriez pas dire "Je suis un grand sportif" si vous étiez champion de ping-pong (vulgo tennis de table). Cependant…, combien ont dû à ce jeu enfantin, qui réclame adresse, souplesse, sang-froid de ne point arborer un ventre Louis-Philippart ou des bajoues inesthétiques! Que de charmantes femmes ont pu maîtriser l'assaut des ans, fortes qu'elles étaient des vertus d'un ping-pong quotidien. Le tennis de table n'est point ce qu'un vain peuple pense. Il prépare d'abord à l'art des Lacoste, des Cochet [fameux joueurs de tennis de l'époque, ndlr].»

Dans les années 30, une avalanche de petites balles blanches s’abat sur la presse française. Laquelle privilégie très largement l’onomatopée à l’expression tennis de table pour désigner ce qu’il est désormais convenu d’appeler un sport.

En février 1932, Match, «le plus grand hebdomadaire sportif illustré», parle d'une «pingpongomanie», qui sévit aussi bien dans les gymnases que dans les salons. Extraits: «A Paris, les salles de tennis viennent de pousser comme des champignons. […] Déjà certains néophytes sont capables de vous réciter sans défaillance la liste des meilleurs joueurs d'Europe, y compris naturellement les Hongrois, dont les noms sont pourtant très compliqués. […] Dans les salons, le ping-pong connaît une nouvelle faveur. Damoiseaux et jouvencelles vont en arriver à délaisser la danse pour jouer au ping-pong. Pauvre muse Terpsichore !» Le panégyrique se décline aussi au second degré: «Pour un débutant, jouer au ping-pong sur la table de la salle à manger, ce n'est pas seulement s'efforcer de faire passer au-dessus du filet la petite balle blanche aux rebonds déconcertants, jouer au ping-pong, c'est d'abord et surtout faire consciencieusement le ménage» en se contorsionnant pour aller chercher «cette maudite balle qui va toujours se cacher au plus profond d'un dessous de meuble ou sur le haut du grand buffet». Et le journal de conclure «Trente minutes de ping-pong suffisent pour vous donner une bienfaisante sudation, pour vous permettre de diminuer sérieusement votre épiploon et pour rendre à vos muscles et articulations toute la grâce de leur prime jeunesse ! Allons ! ne dites plus que le ping-pong n'est pas un sport !»

L'enthousiasme de Match ne se révèle pas si innocent. Le groupe de presse auquel il appartient, celui du quotidien l'Intransigeant, est aussi organisateur d'un grand tournoi populaire en 1933. Belle initiative du quotidien, il veut apprendre à ses lecteurs les subtilités de ce «petit sport si facile à pratiquer — nous n'avons pas dit si facile à… bien jouer — qui connaît un succès fantastique en France. La compétition populaire de ping-pong qu'organise l'Intransigeant voulait qu'on offrît aux nombreux concurrents les meilleures chances de victoire. Nous commençons donc ci-dessous la publication de Seize leçons de Ping-Pong spécialement écrites pour les lecteurs de l'Intransigeant par notre collaborateur Raymond Verger, champion de France et. l'une des plus fines et scientifiques "raquettes" de ping-pong.»

4 027 joueurs ont participé aux éliminatoires de la compétition qui se sont déroulées dans 104 salles parisiennes, arpentées par les reporters de l'Intransigeant.

Quelques semaines plus tard, on peut lire le compte-rendu des finales de la manifestation dans Match: «La grande compétition populaire de l'Intransigeant a rassemblé 4 000 participants. Tous les matchs furent suivis avec une attention admirative par un public bientôt conquis au ping-pong de championnat. Ah si vous aviez pu entendre les applaudissements, les encouragements, les cris d'enthousiasme de ces gens découvrant enfin le vrai ping-pong ! Bien des contempteurs ont été convertis par un spectacle nouveau pour eux.» Seul petit bémol souligné par le journal, la piètre qualité des finales: «A vrai dire, le fait de jouer devant plus d'un millier de spectateurs, l'importance de l'enjeu réservé aux premiers causèrent une certaine émotion à ces quatre finalistes, et ils jouèrent beaucoup moins bien que lors des éliminatoires. Les deux partisans de "la défense" l'emportèrent, mais nous eûmes nettement l'impression qu'il s'en fallait de bien peu pour que le résultat se trouvât inversé.»

En décembre de cette même année 1933, ce sont les championnats du monde qui se déroulent à Paris. Dans le Journal du 4 décembre, Pierre Lorme chargé de couvrir la compétition, démarre ainsi son article: «J'ai été longtemps comme tant d'autres: je riais au nez des gens qui prenaient le ping-pong pour un sport. Et puis un jour, au hasard d'un après-midi de désœuvrement, je me suis retrouvé une raquette à la main en face d'un adversaire.» Force lui est de constater que le ping-pong est un vrai sport: «Il possède aussi une organisation administrative complète, des fédérations nationales, une fédération internationale, des compétitions régulières tout comme le tennis et l'athlétisme.» Treize nations participent à la compétition dont les Hongrois sont favoris, ce qui constitue un grand mystère pour le journaliste. «Pourquoi le pays des Tziganes domine-t-il le lot des autres nations en matière de ping-pong. Quelles affinités mystérieuses y a-t-il entre eux et le maniement de la petite raquette de bois?»

Véritable sport ou pas? Concernant le ping-pong et le championnat du monde organisé en France l'Echo de Paris se place sur une ligne très «en même temps»: «Nous ne sommes pas d'avis qu'il faille ranger le ping-pong, comme certains ont tendance à le faire parmi les grands sports et le mettre sur le même pied que le tennis ou le rugby, par exemple. Par contre, nous trouvons injuste l'entêtement de ceux qui veulent le considérer uniquement comme un simple passe-temps, guère plus athlétique que le billard russe, le défunt et non regretté yo-yo. Le ping-pong, suivant l'expression fort juste d'un de ses dirigeants, est un sport mineur.» Michel Haguenaueur, champion de France de ce sport mineur (il a détrôné Raymond Verger, l'auteur des Seize leçons de ping-pong citées plus haut) raconte au journal qu'il est un athlète éclectique: «Je pratique, le patinage, le rowing [aviron, ndlr], le canotage, la natation durant les loisirs que me laissent mes études en vue de mon entrée à l'Ecole des beaux-arts. C'est le ping-pong qui me fatigue le plus… Vous souriez ? Mais Jules Ladoumègue [vedette de l'athlétisme à l'époque, détenteur de tous les records du monde entre 1 et 2 kilomètres] lui-même convenait devant nous qu'un match de ping-pong le mettait à l'ouvrage autant qu'une bonne, séance d'entraînement à la course à pied…» Quant à ses possibilités de battre l'intouchable hongrois Barna, Haguenaueur ne se berce pas d'illusions: «Contre l'extraordinaire champion du monde, il faut jouer en demi-volée et contre ses revers ; ce n'est pas ma méthode, et voilà peut-être pourquoi je ne compte guère avoir raison de Barna… même une seule fois.»

Suite et fin de l'histoire. Les pratiquants anglais n'ont pas eu le dernier mot. Le terme tennis de table ne s'est imposé que dans les instances officielles. Au bord des tables quel que soit le niveau, on parle toujours de ping-pong, voire simplement de ping et les joueurs ne sont pas des tennismen de table mais des pongistes. Et la pingpongomanie ? Le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'a pas survécu aux années 20. Hors cette rubrique, nous aurions superbement ignoré la coupe du monde qui se déroule ce week-end à Disneyland, et faute d'un successeur à Jean-Philippe Gatien, champion du monde en 1993, la discipline reste confidentielle dans les médias. En 2016, la fédération française de tennis de table se classait au 19e rang des fédérations françaises en nombre de licenciés avec 180 000 encartés, moins que la pétanque, la randonnée ou le tir. Mais impossible de quantifier le nombre de pratiquants en «loisirs» : tout le monde joue, a joué ou jouera au moins une fois au ping-pong.

Né en Angleterre, le ping a prospéré en Asie, ce qui en fait l’un des sports les plus pratiqués au monde. Devenu olympique en 1988, il est dominé par la Chine. Il faut remonter à 1993 pour trouver une non-Chinoise en finale des championnats du monde (tous les deux ans) et à 2003 chez les hommes. Mais le recordman du monde des titres mondiaux (5) reste le Hongrois Victor Barna (couronné en 1930, 32, 33, 34, 35), celui-là même que Haguenaueur n’imaginait pas pouvoir battre.