«Ah ouais… Je ne pensais pas le dire mais puisque Yannick [Noah] l'a fait… Ça s'est passé à 5-3 pour le double néerlandais dans le quatrième set. On souffrait. Je voyais que Yannick souffrait avec nous. J'avais du mal à trouver les solutions dans mes jeux de retour et je voyais que [Noah] se retournait [d'exaspération, ndlr], qu'il n'était pas content, je le trouvais… un peu tendu. Au changement de côté, je lui ai dit : "Ecoute, on a besoin d'être ensemble, d'être positifs, je sais que c'est dur pour toi de voir ça mais j'ai vraiment besoin qu'on soit ensemble. Disons qu'il a répondu à ma demande. C'était un bon moment.» Ainsi parlait Nicolas Mahut le 3 février, dans un couloir de la Halle d'Albertville, et par quel bout qu'on le prenne, c'est toujours cet étrange déballage public qui revient en tête à la veille de la finale de la Coupe Davis, qui opposera les Bleus aux Croates dès vendredi sur la terre battue de Villeneuve-d'Ascq (Nord). Le crépuscule d'un homme, le capitaine tricolore Yannick Noah, qui en terminera dimanche soir, se superposant à celui d'une compétition, cette Coupe Davis, dont c'est la dernière édition sous ce format : la prochaine s'étalera sur quinze jours. L'instant dont parle Mahut, c'est la petite histoire dans la grande. Trois mois plus tôt, Noah avait laissé le joueur sur le sable à trois jours de la finale de l'édition 2017, remportée à l'arrache (3-2) face aux Belges. Après que le capitaine eut bel et bien assuré à Mahut qu'il disputerait le double. Ecœuré, l'Angevin s'était mis une biture phénoménale avec son compagnon d'infortune Julien Benneteau (Pierre-Hugues Herbert et Richard Gasquet titularisés à leurs places), avant de fondre en larmes pendant les hymnes, bouleversé par le sentiment de perte et la frustration. Entre ces larmes et la conversation en plein match à Albertville, Noah n'a jamais jugé utile de débriefer la mise à l'écart de Mahut avec celui-ci.
«Des sentiments un peu troubles»
Et si le joueur a levé le coin de voile après le double, c'est parce que son capitaine l'avait précédé devant les micros, évoquant l'épisode en toute décontraction : «Nico [Mahut], c'était un peu son retour. Il avait à cœur de bien faire. Après, pendant le match, il peut y avoir des regards et des sentiments un peu… troubles. Et à un moment, on s'est dit les choses. Je lui ai dit que je l'aimais. Il me l'a dit aussi, et du coup… Les quatre derniers jeux ont été fantastiques [le double tricolore s'est imposé dans la foulée]. On avait parlé de plein de choses, mais pas de mon choix face aux Belges. De tout sauf de ça, en fait. Voilà, ça s'est passé sur le court, c'est chouette parce que c'est une aventure humaine. Dans un match, il peut se passer plein de choses en dehors des points.»
Trois ans que Noah a repris le capitanat des Bleus, après ses deux précédents passages (1991-1992, une victoire, et 1994-1998, une victoire aussi), comme on réinstalle un totem : les promesses d'ouverture initiales se sont terminées cette semaine par une rafale de huis clos bien sentis et un exil dans le Mercure de Marcq-en-Barœul pour éviter «les tentations et les sollicitations extérieures» (Noah), mais une seule défaite en dix rencontres (à Zadar en Croatie, en septembre 2016) dit un bilan inattaquable.
Et il s'est effectivement passé «plein de choses en dehors des points», pour reprendre Noah. Tout et son contraire : un proche d'un tennisman s'est parfois pincé en écoutant le capitaine expliquer l'exact inverse de ce qu'il avait raconté la veille «avec la même flamme». Dix joueurs appelés là où l'opposition bricole avec la moitié : la cohérence n'a pas sauté aux yeux, l'exaltation forcée de l'ancien joueur a parfois laissé la place aux fameuses séances de yoga qui lui sont chères et, au bout du bout, personne n'a vraiment compris grand-chose. Sauf à tirer un fil émotionnel. Les larmes de Mahut et Benneteau, donc. Le retour surprise d'un Benoît Paire en rupture avec tout ce qui ressemble à une sélection nationale depuis qu'il a refusé de loger au village olympique lors des Jeux de 2016. Un 261e mondial (Jo-Wilfried Tsonga, saison blanche) sélectionné face aux Croates alors que les deux joueurs valides les mieux classés (Gilles Simon et Gaël Monfils) ont été écartés. D'étranges confessions du coach : «J'ai été le plus mauvais de l'équipe ce week-end», après la demi-finale de 2017 face aux Serbes, qui l'avait vu parler à tort et à travers à ses joueurs pendant les matchs. La lettre d'intention clamant son amour de la Coupe Davis lue publiquement par Jo-Wilfried Tsonga lors du tournoi de Monte-Carlo 2017, un préalable à son retour dans l'équipe après qu'il eut séché un premier tour face au Japon pour cause de soucis personnels graves (et connus du staff). On ne s'est pas ennuyé, les joueurs non plus et, pour le reste, il faut savoir lire dans les intervalles.
«Au lit tôt»
Les dix joueurs, c'est un message : vous êtes tous interchangeables. Un rêve de manager. Et l'art d'utiliser l'existant : si Noah n'a pas disposé d'un top 10 mondial durant son mandat, autant jouer sur la dispersion. Deux images fortes de son capitanat : la première, les témoins (rares, huis clos oblige) l'ont depuis dix jours au centre de la Ligue des Hauts-de-France à Marcq-en-Barœul, où les Bleus se sont entraînés avant la Croatie. Des bastons phénoménales durant lesquels Noah exige un investissement strictement comparable à celui des matchs, épuisant des joueurs sur lesquels le capitaine fondait quand il les sentait au bout du bout pour leur lancer des «balles de match» et autre «balles de break», histoire de rassembler les énergies en inventant un enjeu imaginaire. Jérémy Chardy n'en est pas revenu : «On se pousse, il y a une bonne compétition. Je ne me souviens pas de m'être entraîné aussi dur. On va au lit tôt.» Pour Noah, on joue comme on s'entraîne.
Pour certains joueurs, c’est une comédie parce que la Coupe Davis n’occupe que quatre semaines par an (en cas de finale) alors qu’ils s’entraînent comme ils veulent les quarante-huit semaines restantes : un outil de légitimation («je le prends parce qu’il a mieux joué dans la semaine») un peu facile à la disposition d’un capitaine invisible sur les tournois qui les occupent le restant de l’année. Des entraînements de Coupe Davis durant lesquels ils laissent un influx mental et physique qui pourrait servir contre leurs (vrais) adversaires.
La deuxième image remonte un peu : Zadar 2016 et le mystérieux forfait d'un Gaël Monfils qui se blesse en montant un escalier alors qu'il reste sur une demi-finale à l'US Open. Selon plusieurs témoins, Noah avait été alerté à de nombreuses reprises sur le désistement à venir de Monfils : à défaut de comprendre un joueur qui serait sans doute bien en peine de formuler ses propres attentes et de s'y tenir, on peut le deviner à force de pratique. Noah a insisté. Avant, le bec dans l'eau, de tirer l'échelle : «C'est vraiment pas de chance que Gaël se fasse mal juste en montant les escaliers», «je n'arrive même pas à le joindre au téléphone», et exit Monfils, que l'on n'a plus revu dans la sélection tricolore. Ce forfait in extremis, Richard Gasquet l'a imposé à plusieurs reprises à Noah, mais il a été rappelé quand même : un deux poids, deux mesures qui n'a échappé à personne dans l'équipe et qui, pour peu que l'on ait l'esprit mal tourné, va dans le sens d'un joueur qui avait plaidé pour que Noah reprenne le capitanat (Gasquet) au détriment d'un autre qui s'en fichait (Monfils). Noah prendrait assurément l'hypothèse de haut : lui parle de «feeling», de «sensation».
Le «cadre»
«L'idée générale, c'est qu'il argumente a posteriori, c'est-à-dire qu'il suit son instinct en cherchant ensuite les explications qui vont crédibiliser son point de vue, explique le proche du joueur. Il a des convictions : c'est sans doute l'homme le plus fermé à la contradiction à avoir jamais occupé le poste de capitaine. Peut-être que ses convictions vont avec le niveau du joueur qu'il a été : plus le joueur est fort, plus ses croyances sont fortes. Quand Roger Federer prend 1, 3 et 0 [1-6, 3-6 et 0-6] contre Rafael Nadal en finale de Roland-Garros en 2008, il ne pense pas une seconde s'être trompé dans son approche du match. Parce que cette approche lui a fait gagner des matchs avant, et elle lui en fera remporter d'autres ensuite.» Ces croyances, Noah les a parfois formulées en un mot et un seul : le «cadre».
Un concept qu'il avait décliné à l'envi un après-midi ensoleillé d'automne en 2015, dans la grande salle d'interview de Roland-Garros, quelques heures après l'annonce de son retour. On se rappelle avoir ri sous cape car en France comme ailleurs, le capitaine propose, les joueurs disposent - une déclinaison de la fameuse maxime lâchée tantôt par le tennisman autrichien Thomas Muster «en Coupe Davis, le capitaine sert à tendre la serviette au changement de côté et à fermer sa gueule». On avait tort. Noah a imposé ses entraînements, son tempo, peut-être même ses hommes. Un témoin, plutôt partisan : «Un match de tennis bascule sur trois points. Une rencontre de Coupe Davis, c'est cinq matchs ; cinq fois trois points. Ils sont où, ces trois points ? Le joueur en difficulté qui se tourne vers le reste de l'équipe et qui voit un sourire, un ascenseur émotionnel comme l'échange avec Mahut face aux Pays-Bas… Noah est là-dessus.» Sur la formulation, le partage, l'affect. Quand l'impression générale retient pourtant la froideur du capitaine et la solitude, la sienne et celle des joueurs. Drôle d'histoire quand même.