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SOCIOSPORTS

Fichage ethnique : les sportifs sont-ils prisonniers de leurs origines ?

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Un judoka en mai 2012 à Paris. (AFP)
publié le 28 novembre 2018 à 7h53

Le sociologue Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales ou comment le social explique le sport et inversement.

Les Football Leaks (ces enquêtes qui, depuis deux ans, nous font découvrir les coulisses floues, étranges et tordues du ballon) apportent aussi leur lot de questionnements sociologiques. Ainsi, l'affaire du fichage ethnique, qui épingle les recruteurs du PSG, s'ajoute à une longue série d'histoires du même type liées à une dimension racialisante du sport. Alors que celui-ci est souvent dépeint comme un univers social méritocratique, les sportifs de haut niveau ne se sont-ils pas prisonniers des représentations sociales cramponnées à leurs origines ethniques ?

«Flemme»

Il y a quelques années, une psychologue de l'Insep m'a exposé la théorie d'un entraîneur national évoquant une sorte de «flemme naturelle des populations antillaises» pour expliquer la trop faible concentration de l'une de ses athlètes. La réalité est pourtant aux antipodes de facteurs ethniques : cette dernière, très affectée moralement par la distance avec sa région d'origine et sa nouvelle immersion dans l'élite sportive, souffrait de dépression. Il n'empêche, ce cas pratique raconte le poids des traditions et la facilité à relier ethnie et performance.

Historiquement, l'émergence du sport moderne au XIXe siècle va de pair avec l'apparition de nouvelles disciplines scientifiques comme l'anthropologie raciale. Celle-ci cherchait à hiérarchiser les sociétés, proposant pour ce faire une classification morphologique des «races» humaines. Dès lors, cette anthropologie a façonné un discours essentialiste sur les populations dont l'hygiénisme – la purification et la préservation du corps et de «la race», en organisant toutes ses pratiques sociales vers cet impératif (nourriture, activités physiques, etc.) – sera l'un des produits. Pour l'historien français Georges Vigarello, qui s'est intéressé toute sa carrière au corps et au sport, la gymnastique (la première forme de sport pour tous) a eu pour première tâche de répondre à cet impératif hygiéniste, afin d'éviter, entre autres, «la dégénérescence de la race». Dit autrement, il s'agissait d'empêcher que «l'homme européen occidental» ne se rabaisse au niveau de «l'homme noir africain».

La suite pourrait très bien être appréhendée à travers le récit des multiples combats politiques menés par ces populations méprisées quant à une véritable reconnaissance. Les travaux du sociologue Alexis Trémoulinas vont dans ce sens. Lui propose une étude sur l’implication des Afro-Américains dans le sport, démontrant que cet investissement fut, avant tout, une manière de légitimer leur place dans la société américaine. Ceci a conduit à deux phénomènes. D’abord, à une surreprésentation des Afro-Américains dans certaines disciplines, telles que l’athlétisme, le basket, ou encore le football américain. Ensuite, à un bouleversement de l’étude des corps à travers ce prisme de l’ethnie – la couleur – souvent dégainée à tort et à travers.

Pouvoir

Concernant l'affaire du PSG, la prise en compte et l'inscription dans un fichier de l'origine ethnique des possibles recrues – dont la catégorisation est infondée au demeurant – renvoie à une idée forte : les encadrants et les institutions sportives considèrent l'appartenance culturelle comme prépondérante dans la réalisation de la performance. Ce phénomène se nomme «le racial stakling».

Il fut l’objet de nombreuses études, notamment celles du sociopsychologue Rodolphe Perchot. Le Français s’est basé sur le basket et ses conclusions sont catégoriques : l’attribution des postes au sein d’une équipe n’est pas pensée de manière rationnelle, mais bel et bien déterminée par des représentations raciales liées à l’ethnie. Ainsi, les joueurs d’origine africaine se voyaient attribuer des rôles dans lesquels la dimension physique est prégnante, contrairement au joueur blanc d’origine européenne, à qui l’on conférait des postes plus stratégiques, car considéré plus cérébral.

Si ce phénomène de «racial staking» participe à cette différenciation entre les individus sur la base de leur ethnie (ce qui remet en cause l’ensemble des valeurs dites égalitaires du sport), cette essentialisation accroît également les risques quant à la routine de l’athlète dans son environnement, puisque ses comportements, ses réactions et ses attitudes ne sont appréhendés que par le biais d’une représentation raciale.

Alors que le XIXs'était attaché à justifier scientifiquement une forme d'infériorité biologique des populations colonisées, les démarches scientifiques actuelles prennent la chose à l'envers. Il est désormais question, en matière de biomécanique ou de génétique, de démontrer, cette fois, les causes biologiques d'une supériorité. Dans les deux cas, il y a un point commun, à savoir une volonté de rattacher coûte que coûte certaines populations à leur corps et non pas à leur culture ou leur environnement social. Ce qu'ils réussissent ou ce qu'ils ratent devient ainsi un enjeu biologique ou génétique fabriquant de clichés, comme celui qui voudrait que les noirs font du basket parce qu'ils sautent haut.

En substance, le sport, pour assurer une compétition entre les «meilleurs égaux» procède en réalité à une classification des corps. Celle-ci peut aller jusqu’à l’essentialisation de certains athlètes, notamment à travers ce fichage ethnique. De quoi parle-t-on in fine ? D’une science qui, ici et là, sert de prétexte au maintien de l’ordre social. Le rapport entre le discours scientifique et le pouvoir est d’ailleurs très étroit, puisque le premier tire sa légitimité officielle du second.