Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.
Jamais une entrecôte n'aura tant fait parler d'elle que celle récemment dégustée par Franck Ribéry. Le footballeur, un temps adulé, est devenu en une dizaine années le «mouton noir», non pas du football (il mène une belle carrière en Allemagne) mais d'une certaine partie de l'opinion française. Ce qui amène à se poser cette interrogation : comment, au-delà de la question de la performance, peut-on expliquer la stigmatisation sociale d'un athlète ?
Exhibition publique
Le steak de Franck Ribéry ou la collection de voitures de Karim Benzema relèvent bien de la consommation ostentatoire. Ils ne répondent pas à de simples besoins, mais évoquent plutôt des démonstrations et une destruction de la valeur, comme l’a souligné l’économiste américain Thorstein Veblen. Alors qu’a priori, on pourrait y voir une absence de valeurs morales, ce type de comportement «excessif» est surtout le fruit d’une forte intégration au monde de l’élite sportive. En effet, d’après la philosophe Isabelle Queval, l’idée «d’excès» caractérise le sport moderne, notamment par ce fameux impératif du dépassement de soi ; dès lors, cette notion va se retrouver au cœur de la socialisation de l’athlète, influençant pleinement son éthos de champion, à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du monde sportif. Les travaux de Christophe Brissoneau, Fabien Ohl et Olivier Aubel, sur la socialisation sportive des cyclistes illustrent justement que c’est en réalité une forte intégration au monde du cyclisme et à son apprentissage qui poussent les apprentis à adopter des conduites déviantes, notamment l’usage de produits interdits.
Pour les champions, une attitude ostentatoire, notamment par l’exhibition publique de ses privilèges et ses richesses, apparaît comme l’entrée dans une carrière et la consécration d’une trajectoire sociale ayant pour origine le monde du sport de haut niveau.
Edifier une conduite en règle sociale
Néanmoins, si ces actes apparaissent comme tout à fait «normaux» pour les athlètes, puisque inscrits dans une bulle sportive, ils peuvent être considérés comme relevant de la déviance par l'opinion publique, nous amenant à interroger les normes sociales, mais aussi ceux qui les éditent. Sur ce thème, la fameuse Ecole de Chicago nous offre de nombreux éléments de compréhension. Tout d'abord, les déviances n'existent toujours qu'en fonction de normes déjà préétablies selon le prestigieux sociologue Howard Becker. Concernant le sport en France, qui s'est constitué sur une vision issue de l'amateurisme bourgeois, la norme dominante de l'exemplarité repose sur le dévouement total à la pratique ainsi que sur le désintéressement matériel. A rebours donc du professionnalisme, l'athlète idéal est le sportif détaché des gains matériels et dévoué à la tâche. Mais Howard Becker nous explique aussi qu'une norme naît et perdure par l'action «d'entrepreneurs de morale», autrement dit des individus qui mènent campagne pour édifier une conduite en règle sociale. Ainsi, on peut donc voir dans les dirigeants des institutions sportives (les premiers, comme le baron de Coubertin, étant issus des hautes classes sociales), des entrepreneurs de morale, notamment avec la mise en place d'un ensemble de dispositifs visant à éviter toutes sortes de déviances (diverses sanctions ou encore mise en place de primes).
Le sport comme objet politique nous invite à considérer d'autres acteurs comme entrepreneurs de morale, et particulièrement les personnalités politiques et les journalistes, orientant de fait l'opinion publique et le regard de la société. Si le sociologue Stéphane Beaud qualifiait, par exemple, l'ancienne ministre Roselyne Bachelot «d'entrepreneuse de morale républicaine» lorsqu'elle fustigeait la grève des Bleus et traitait certains de «caïds immatures», ou les propos de la journaliste Audrey Pulvar interpellant Franck Ribéry sur l'usage qu'il fait de son porte-monnaie, contribuent aussi à cette entreprise de moralisation, blâmant socialement les comportements de ces sportifs, et participant d'autant plus à leur stigmatisation au nom d'une certaine idée de l'exemplarité.
Au lieu donc de s’en prendre directement aux athlètes eux-mêmes, les acteurs sociaux comme certains élus ou certains intellectuels ne devraient-ils pas être plus critiques envers des institutions qui structurent le sport de haut niveau ? Celles qui, par le jeu du marketing, poussent de nombreux athlètes à investir à outrance, le champ de la communication, dans le but d’embellir leur image marchande et de se constituer une réputation (être le bon client). La réputation, d’ailleurs, qui au-delà de la performance se révèle, selon la sociologue du sport Anaïs Déas, un élément plus que significatif pour maintenir une carrière au haut niveau.