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Que nous enseigne le parcours de la gymnaste Katelyn Ohashi ?

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Si l'athlète américaine, qui a écopé de la note magistrale de 10, fait autant parler d’elle aujourd’hui, c’est parce qu’elle nous invite à penser la résilience.
Katelyn Ohashi à la compétition inter-universités NCAA, le 4 janvier, à Los Angeles. (Photo Ben Liebenberg.AP)
publié le 20 janvier 2019 à 12h05

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.

Depuis quelques jours, la gymnaste américaine Katelyn Ohashi fait la une des médias à la suite de sa prestation aux championnats universitaires américains. La pensionnaire de l’Ucla (l’université de Los Angeles) a obtenu la note magistrale de 10 et la vidéo de son exploit a été visionnée par des dizaines millions de personnes sur les réseaux sociaux. Mais par-delà la performance même, c’est aussi la trajectoire de l’athlète qui a séduit et ému le public, nous invitant ainsi à l’étudier. Que peut-on apprendre du parcours de Katelyn Ohashi ?

«Perfectibilité sans fin»

La gymnastique, particulièrement de haut niveau, reste une discipline très singulière, notamment par l’entrée précoce, à la fois dans une formation et surtout dans une carrière, ce qui implique que l’athlète doit fournir, dès le plus jeune âge, un investissement des plus intenses. Le psychologue social du sport, Marc Lévêque, évoque une idée plus forte pour souligner cet investissement : celle de l’adhésion à l’idéologie sportive. En effet, d’après le chercheur, s’il y a bien une intensification de l’activité, par la gestion du temps (augmentation des heures d’entraînement) et de l’espace (vivre à proximité du lieu d’entraînement), elle ne peut être acceptée que par un consentement à l’idéologie sportive, qui repose sur le dépassement de soi et sur la sensation de vivre un quotidien privilégié et exaltant.

Cette croyance s’appuyant sur la conception que «le trop n’est pas assez», produit un bouleversement mental où l’idéal de «la perfectibilité sans fin» est intériorisé, offrant au futur athlète, une nouvelle façon de voir et surtout d’être dans le monde. Ainsi, le temps de la jeunesse devient le temps de l’apprentissage et de l’effort sans limites. De plus, pour Marc Lévêque, cette idéologie redéfinit pleinement les interactions sociales chez l’athlète, consolidant les liens autour de la pratique, au point que les rôles soient bouleversés, l’entraîneur et le monde du haut niveau, devenant la nouvelle famille de l’athlète.

En un sens, ce qu'a pu vivre la gymnaste américaine lorsqu'elle intègre, à 8 ans, le centre du Gage (académie prestigieuse) puis à 11 ans du Woga (centre national) où elle côtoie l'équipe nationale et notamment la championne Simone Biles, comprend ce consentement idéologique. Cette immersion totale s'est accompagnée de premiers succès importants, mais par la suite de blessures assez conséquentes, mettant un terme à la poursuite d'une carrière au plus haut niveau, à seulement 16 ans, âge correspondant souvent au pic de performance chez les gymnastes.

Reconquête du corps

«I was broken», disait-elle dans une vidéo en 2018, soulignant par là, l'impact de la blessure sur son bien-être psychologique autant que physique. Mais au regard d'une sociologie de la bifurcation, cette période de blessures apparaît comme un «turning point», tant elle signifie l'entrée dans un nouveau régime de vie, défini par l'apparition d'une nouvelle temporalité (le temps de la reconstruction du corps est bien différent du temps d'apprentissage des techniques sportives), selon les analyses du sociologue américain Andrew Abbott, qui a essentiellement travaillé sur les trajectoires professionnelles. De ce fait, la blessure permet une mise à distance de l'idéologie sportive, mais aussi un autre regard sur soi, sur son corps, et sur la possible reconquête de celui-ci.

Repenser la résilience

Aussi, si Katelyn Ohashi fait autant parler d'elle aujourd'hui, c'est parce qu'elle nous invite à penser la résilience, concept tout aussi bien tendance que difficile à définir scientifiquement. Toutefois, si l'on s'en tient à l'explication du géographe Neil Adger, il s'agit de «la capacité des populations à supporter des chocs externes et à se relever de ces perturbations». Dès lors, la récente performance caractérisant le renouveau sportif de la gymnaste s'inscrit pleinement dans cette démarche.

Néanmoins, a contrario, d'une vision de la résilience très repandue notamment par les ouvrages de Boris Cyrulnick, qui voudrait que «les responsabilités du malheur soient externalisées et la responsabilité de s'en sortir, internalisée» comme le note le sociologue Nicolas Marquis, on peut voir dans le parcours de la gymnaste que le système universitaire et son univers sportif singulier offrent les clés d'un retour réussi pour Katelyn Ohashi. Autrement dit, la résilience n'est pas le résultat simplement d'une démarche personnelle, mais aussi le fait de l'action d'une structure sociale forte et intégratrice. La gymnaste s'est reconstruite, dans et grâce à un nouvel espace sportif plus épanouissant, car moins enclavé socialement que celui de l'élite professionnelle.

Cela nous amenant à nous poser la question de la compétition sportive et plus exactement de son système ascensionnel. Ne devrait-on pas promouvoir des systèmes de ligue ou espace compétitif fermé, afin de repenser notre rapport à la compétition, au spectacle, mais aussi à la santé de l’athlète ?