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Libération
Ligue 1

A Monaco, le foot de demain, c’est maintenant

Enfin vainqueur à domicile samedi face à Toulouse, l’AS Monaco, qui a retrouvé Leonardo Jardim comme entraîneur après le fiasco de Thierry Henry, lutte aujourd’hui pour son maintien en Ligue 1. Chantre du football mondialisé, l’équipe a été rebâtie pendant le mercato d’hiver avec des joueurs venus de tous les horizons.
Le Portugais Gelson Martins (à gauche), arrivé à Monaco fin janvier, a été impliqué sur les deux buts de son équipe contre Toulouse, samedi. (Photo Éric Gaillard. Reuters)
publié le 3 février 2019 à 19h06

Le 27 octobre, au stade Louis-II de Monaco, le capitaine polonais des locaux, Kamil Glik, égalisait au bout du match face à Dijon (2-2) et en profitait pour signifier à son coach, Thierry Henry, qu’il serait mieux inspiré à l’avenir de fermer sa gueule : la main à l’horizontale avec les doigts du dessus serrés qui claquent à plusieurs reprises contre le pouce en plus du regard noir, c’est aussi universel que le football. Samedi, durant la victoire - la première à domicile cette saison - de l’AS Monaco devant le Toulouse FC (2-1), le pic de rébellion fut plus doux, plus œcuménique aussi : le regard ahuri d’un joueur de 24 ans, l’attaquant portugais Gelson Martins, qui comprend que son entraîneur le sort en cours de jeu et qui voit un type habillé comme lui poiroter en sautillant sur le bord de la touche, un type qui va le remplacer.

Pourquoi moi ? Un écho à ce qui se passe sur tous les terrains tous les week-ends, à tous les âges. Pourquoi moi ? Ceux qui, comme Gelson Martins samedi, viennent justement de gagner le match tout seuls y voient une injustice : et les autres ? Ils t’ont gagné le match, les autres ? Mais alors, pourquoi ils restent sur le terrain et pas moi ? Et ceux qui, à l’inverse, ont raté leur partie entendent les trompettes de la (petite) mort : plus moyen de se refaire.

Trip égotique

On s'est pointé samedi au stade Louis-II pour voir le coach portugais Leonardo Jardim, champion de France 2017 et demi-finaliste de la Ligue des champions cette même année, rentrer dans ses chaussons : viré en octobre et remplacé par Thierry Henry, revoilà Jardim qui reprend le magistère après que Thierry Henry eut été pareillement licencié. Et on a vécu des moments formidables. La légère bouderie de Gelson Martins, déjà : enfantine. Le formidable sourire de Jardim à la toute fin de sa conférence de presse d'après-match, celui d'un homme austère qui ne sourit pas ou peu, parce que ce disciple du philosophe Edgar Morin prend les choses (et le football) très au sérieux : «C'est un plaisir de vous revoir.» Un sourire qui ressemblait à une grimace mais qui était tout sauf ça, désarmant.

Et l'incroyable spectacle d'une équipe qui tapait sur le ventre des plus grands clubs du monde il y a vingt mois et qui là, parce qu'elle tombe dans la douleur le 14e de Ligue 1 devant 3 000 spectateurs silencieux sous un déluge biblique (il a plu des grêlons), s'offre une nouba du feu de Dieu sur la pelouse après le coup de sifflet final, shootant des ballons dans le public - il fallait être adroit pour trouver un fan dans les rangs clairsemés - et faisant valser les doudounes au risque de se tremper jusqu'aux os : il fallait exorciser la peur. Le foot, c'est peu de chose : aujourd'hui, l'AS Monaco doit sauver sa peau en Ligue 1 et c'est un combat pour la vie, parce qu'il y a des emplois à la clé (une quarantaine au service communication et marketing, par exemple) et qu'une rétrogradation en Ligue 2, c'est la mort clinique, les droits télé réduits à rien, le trading joueur (les valoriser sportivement puis les vendre) qui s'arrête net.

Il y a aussi des emplois à sauver chez leurs adversaires du bas de tableau : le Stade Malherbe de Caen, le Dijon FCO, Amiens, Guingamp. Sauf qu'en Normandie ou dans la Somme, le salaire brut moyen dans le vestiaire n'avoisine pas les 200 000 euros brut mensuels. Ça change beaucoup de choses. Le 10 décembre, à l'issue d'une conférence de presse précédant la réception du Borussia Dortmund en Ligue des champions, Thierry Henry et le défenseur de 18 ans Benoît Badiashile se lèvent de concert pour quitter la pièce. Sauf que l'ex-superstar des Bleus bute dans la chaise de son joueur : celui-ci ne l'a pas remise en place. Courroucé, Henry n'y touche même pas : il rappelle Badiashile et lui intime, en lui montrant la chaise sans mot dire, de la remettre en place. Le gamin s'est exécuté. Le 27 octobre, une demi-heure après que Glik lui eut intimé de la boucler, un journaliste avait demandé à Henry s'il était heureux de l'égalisation de son capitaine. Le coach avait alors minimisé l'apport du Polonais sur l'action, insisté sur le centre «de grande qualité» précédant le but et invité, quelque peu professoral, les présents à analyser les actions dans leur globalité plutôt que de ne s'en tenir qu'au geste final. La direction du club monégasque est tombée de l'armoire : Henry était venu pour sauver un business, pas nourrir son trip égotique en humiliant un gosse de 18 ans devant les caméras (les choses pouvaient être dites entre quatre yeux, si tant est que ranger une chaise affecte le rendement d'une équipe) ou en se vengeant en public de l'attitude d'un Glik qui est pourtant du genre à défoncer un mur à coups de tronche si son coach le lui demande. Sept défaites (pour deux victoires et trois nuls) en Ligue 1 plus tard, Henry débarrassait son casier le 24 janvier.

En attendant l’interview testamentaire de rigueur, et le retour de Jardim aidant, l’impression générale est que l’ex-champion du monde 98 n’est jamais repassé cet automne dans le club qui l’avait révélé en tant que joueur. Thierry Henry appartient au monde d’avant, une image d’Epinal un peu paradoxale - le costard noir assorti de baskets à semelles blanches lors de sa présentation, en octobre - dont la puissance illusoire s’est évanouie au contact de la réalité et du terrain.

«Des mecs de vitesse»

Or, l'AS Monaco, ce n'est pas le foot d'hier, ni même celui d'aujourd'hui : c'est le football de demain. Et le football de demain, c'est un marché des transferts chauffé à blanc et l'accélération du temps : jusqu'à la clôture du mercato hivernal le 31 janvier à minuit, l'ASM a fait rentrer pas moins de huit joueurs tout en en faisant partir autant, une équipe refaite de A à Z en moins de trois semaines, un club comme un porte-avions en temps de guerre. Samedi, les témoins ont dû se pincer : toutes les recrues disponibles (le Brésilien Naldo et le milieu William Vainqueur étaient suspendus) ont eu du temps de jeu et il fallait revisiter sa géographie dans les coins ; un attaquant brésilien venu de Naples (Vinícius), un champion du monde espagnol en mal de temps de jeu à Chelsea (Cesc Fàbregas), un Français galérant à Tottenham (Georges-Kévin Nkoudou), un Franco-Ivoirien de Lille (Fodé Ballo-Touré), un champion d'Europe portugais né à Angoulême et passé par le championnat israélien venu de Leicester (Adrien Silva) plus, bien sûr, Gelson Martins. Tous ou presque ont été bons. Du solide, du prêt à jouer ; capable de tenir un niveau de performance sous toutes les latitudes à peine descendus de l'avion. Jardim, quand on lui a parlé de la fin de match difficile de l'ASM : «Attendre la 22e journée de championnat pour l'emporter à domicile, psychologiquement, c'est lourd.» Moins lourd pour un Portugais d'Angoulême passé par le Maccabi Haïfa avant de remporter l'Euro 2016 que pour d'autres.

Jardim, toujours : «On a pris des joueurs capables d'adopter le même comportement positif qu'ils soient titulaires ou remplaçants. Sinon, je prends ou bien des joueurs que je connais, ou bien des types qui connaissent déjà la Ligue 1. Si tu vas chercher un mec en Allemagne ou au Brésil à ce moment-là de la saison, il est prêt en mai et le championnat est fini.» Son homologue toulousain Alain Casanova, sur l'asymétrie sportive existant entre un club qui peut tout repeindre du sol au plafond en quelques jours et le sien, qui doit faire sa saison à périmètre quasi constant : «Là, Monaco a mis des noms. Il y a des capacités de dribble, d'élimination, de l'explosion sur les côtés : ça change le profil et ça propage de la crainte chez l'adversaire. Chacun fait avec ses moyens, je ne peux rien dire d'autre. Ce que fait Monaco est permis. Ils ont pris des mecs de vitesse, dangereux dans les transitions [les deux secondes après la perte ou le gain du ballon, où la plupart des matchs se jouent, ndlr], ça sort très vite… Ils ont le droit de le faire. Ils ont les moyens de le faire. Voilà.»

Pour les moyens, ça se discute quand même : cinq des huit recrues monégasques sont arrivées en prêt, c’est-à-dire sans que le club de la principauté ne règle un transfert. Même dans le cas où l’ASM réglerait l’intégralité du salaire du joueur sur la période, c’est donné ou presque. Surtout, on est hors marché : du post-capitalisme, où le club prêteur économise six mois de salaire tout en assainissant son vestiaire (un joueur qui ne joue pas est toxique) et en s’attirant les bonnes grâces d’un futur obligé ; un réseau informel liant les clubs par strates horizontales - les grands de ce monde entre eux - valorisant l’entregent et permettant aux plus puissants de garder les pieds au sec autant que faire se peut ; un monde où les agents influents font le lien. Quand le vice-président de l’ASM, Vadim Vasilyev, a dîné avec Jardim dans un restaurant asiatique de Monaco pour lui proposer le poste, le coach était accompagné de son agent, le tout-puissant Jorge Mendes, architecte du recrutement monégasque entre 2011 et 2014.

Méritocratie

Aucun des joueurs débarqués à Monaco cet hiver n'est représenté par Mendes. Après, celui-ci peut toujours passer quelques coups de fil. A l'issue du match de samedi, le défenseur Djibril Sidibé s'est vu demander si Monaco avait bel et bien disputé son meilleur match de la saison. Comme la question n'était pas innocente (l'international tricolore était donc mis en demeure de choisir entre la période Thierry Henry et la période Jardim, c'est-à-dire entre les deux hommes), la réponse ne fut pas innocente non plus, Sidibé étant du genre à voir venir : «Hum… Il y a eu de bonnes choses, mais on a douté aussi. Disons que Jardim est un coach expérimenté, qui connaît la maison. Il nous a apporté ses connaissances et sa rage de vaincre.»

Sidibé en dit un peu quand même. Fàbregas était passé à confesse avant lui : froid, disponible, très élégant dans l’appréhension des questions. Professionnel. On finira bien par être gré à l’ASM non pas de voir le foot comme il est (tout le monde a compris) mais de ne jamais le cacher, assumant une démarche que d’autres préfèrent taire pour complaire à un public qui a besoin du foot patrimonial et identitaire du siècle dernier : dans les tribunes pourquoi pas, mais sur le terrain, c’est fini. Le foot, c’est la méritocratie mondialisée. Et il faut être ou très fort, ou très solide pour en faire son métier. Samedi, personne ne trouvait à s’en plaindre : après tout, on n’a pas un Gelson Martins sous les yeux tous les jours.