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Libération
Chronique «sociosport»

«Socialement, le yoga conforte une forme d’entre-soi»

Sociosportsdossier
Entretien avec Marie Kock, auteure de «Yoga, une histoire monde» autour d'une pratique qui s'est sportivisée.
Une classe de yoga à Beyrouth, en novembre. (Photo Anwar Amro. AFP)
publié le 2 avril 2019 à 9h11

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.

L'ouvrage de la journaliste Marie Kock, le Yoga, une histoire monde, propose une étude passionnante, sur cette pratique historique et mondiale qu'est le yoga. A travers le récit, de cette écrivaine et pratiquante, on découvre l'histoire incroyable de cette discipline qui n'a cessé de se transformer au fil des époques et des sociétés.

Dans cette discussion, Marie Kock revient sur l’aspect sportif de cette discipline, et sur ce qu’elle tend à dire notre société.

Qu’est-ce qui a motivé votre recherche et réalisation d’un tel ouvrage ?

Tout d’abord, concernant le yoga, il y a peu de ressources proprement scientifiques. Les ouvrages que l’on peut trouver sont soit liés uniquement à la spiritualité, soit rattachés à la pratique avec peu de contenus sur l’aspect historique et social. Dès lors, je voulais écrire un ouvrage lisible notamment à destination des non-yogis, où ma motivation première a été de rechercher la véritable nature du yoga. Une quête intellectuelle, qui s’est révélée au fond être une erreur, puisqu’il n’existe pas à proprement parler de yoga authentique, m’invitant à essayer de restituer l’histoire de cette pratique dans nos sociétés, et de déconstruire ses représentations.

A travers votre travail, on comprend que le yoga s’inscrit dans une histoire religieuse et sociale indienne, et porte une dimension très politique. Mais aujourd’hui, avec la mondialisation de cette pratique et sa «sportivation», n’assistons-nous pas à cette désacralisation totale du yoga ?

Effectivement, à partir du XVsiècle, l'établissement du yoga en tant que discipline physique a été un outil politique, notamment de lutte contre les forces coloniales britanniques, puisqu'elle a permis de redéfinir un corps «indien», à la fois souple et résistant, et de ce fait une identité indienne. Avec le yoga, le corps est devenu l'instrument d'un contre-pouvoir. La diffusion mondiale actuelle et très organisée de la pratique en fait un outil délirant et puissant du soft power indien. Et même si à présent, on a une sportivisation accrue du yoga, avec une mise en avant très prononcée des postures, notamment sur les réseaux sociaux, l'aspect culturel et sacré reste sous-jacent. Ce sacré persiste par l'usage des concepts et surtout du vocabulaire, bien que sa nature se retrouve modifiée. Les discours font ainsi moins référence à une religion traditionnelle, mais plus à des concepts universels, notamment à l'idée de «paix». En ce sens, le yoga reste un objet très efficace.

L’histoire du sport nous enseigne que nous sommes passés de pratiques physiques visant l’accomplissement de soi à des disciplines s’inscrivant dans «un dépassement de soi», c’est à dire un affranchissement perpétuel des limites, une augmentation du risque. Peut-on dire qu’il en est de même pour le yoga ?

Il est vrai que dans le yoga dit traditionnel, le but était d’accepter la délivrance, c’est-à-dire apprendre à mourir. Aujourd’hui, dans le yoga moderne, celui du bien-être, plus porté vers une pratique corporelle, il y a une disparition certaine de ce principe de délivrance, mais il est question d’éprouver des choses, et particulièrement de connaître l’effort et la douleur. Ce n’est pas de la pensée positive, c’est l’idée d’éprouver sa limite, et cela le plus longtemps possible à travers un travail de durée plus que d’intensité. Le yoga moderne invite à mieux conditionner son mental, à adopter des postures plus longues, notamment pour se forger une forme de résistance psychique et physique. Cependant avec les réseaux sociaux, on voit apparaître une pratique extrême du yoga. Pour exemple, la posture du «Wild Thing» très diffusée sur Instagram apparaît comme très gracieuse, mais elle est surtout très dangereuse, puisqu’elle multiplie les risques de blessure. Dans ce type de cas, ce n’est pas le yoga en soi qui génère le risque, mais plutôt la nature de sa diffusion.

L’anthropologue Francis Zimmermann, spécialiste de la culture indienne, nous renseigne sur le fait que le yoga propage l’idée d’un corps indien, fluide et souple, en opposition avec la représentation du corps européen, plus rigide. Le succès du yoga ne repose-t-il pas sur cette recherche de souplesse dictée par le monde salarial, où le travailleur se doit-être autonome et surtout adaptable ?

On peut dire que le yoga est avant tout une pratique de l’adaptabilité. C’est une discipline de la variation, c’est à dire qu’il est toujours possible en cas d’incapacité physique de transformer le mouvement de diverses manières pour en tirer les mêmes effets. En ce sens, le yoga rend l’individu plus flexible, puisque l’interchangeabilité des postures amène le pratiquant à chercher perpétuellement de nouvelles solutions pour arriver à la satisfaction. Peu de disciplines proposent cela. Mais socialement, si le yoga est très populaire aujourd’hui, c’est qu’assurément, il propose une solution pour tenir dans le monde salarial. Les différentes postures aident à réduire les problèmes physiques que génère le monde de l’entreprise (mal de dos, etc.) et psychologiquement, le yoga dans sa globalité permet de récupérer pour mieux repartir. De ce fait, je suis aussi très dubitative quant au yoga en entreprise, notamment lorsqu’il est institutionnalisé, puisqu’il devient un palliatif qui, dans une certaine mesure, évite que l’on s’interroge profondément sur les conditions de travail.

Le sport est souvent présenté comme un outil de cohésion. Or la sociologie du sport nous apprend qu’il est autant créateur de lien qu’objet de distinction. D’un point de vue social, que peut-on dire du yoga ?

Socialement, le yoga conforte une forme d’entre-soi, il s’inscrit dans la morphologie spatiale et sociale. En réalité, la diversité des types de yoga fait que chaque groupe social peut se retrouver dans un style particulier. Le yoga lifestyle, plus global, celui qui est très en vogue et surreprésenté sur les réseaux sociaux, est associé à une catégorie de travailleurs très fonctionnels appartenant à la partie supérieure de la classe moyenne. Le coût très élevé des séances et la géolocalisation des centres éloignent de ce style de yoga des populations plus précaires et marginalisées spatialement. On va retrouver, ailleurs, un yoga plus soft, qui n’apporte pas nécessairement les mêmes vertus. De plus, l’absence de fédération nationale, donc d’une véritable reconnaissance étatique accentue ce phénomène, puisqu’elle ne permet pas une démocratisation significative de la pratique. En quelque sorte, la multiplicité des différentes pratiques du yoga ne produit pas, à proprement parler, d’inégalités sociales, mais rend compte des inégalités sociales déjà existantes au sein même d’une population et de son territoire.

Yoga, une histoire-monde. De Bikram aux Beatles, du LSD à la quête de soi : le récit d'une conquête, de Marie Kock (La Découverte), 256 p., 21€