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Papy Poulidor et papa Poel, Mathieu et ses aïeux

Le cycliste, qui figure parmi les favoris du Tour des Flandres de dimanche, s’inscrit dans une longue saga familiale. Précédé par la légende du Tour Raymond Poulidor et le champion du monde de cyclo-cross Adrie Van der Poel, il a tous les atouts pour faire mieux qu’eux.
Mathieu Van der Poel, vainqueur d’A travers la Flandre, mercredi. (Photo Y. Jansens. Belga. Icon Sport)
publié le 5 avril 2019 à 19h56

L'éternel second ancêtre d'un éternel premier ? Raymond Poulidor, papy bonhomme de 82 ans, toujours star des dédicaces dans des hameaux mouchoir de poche, invité surprise des foires au vin, tutoyé partout puisque l'icône de tous, symbole de la poisse et du courage, est aussi un grand-père comblé. L'un de ses petits-fils s'annonce comme la huitième merveille du monde cycliste : Mathieu Van der Poel, 24 ans, fascinant outsider du Tour des Flandres, le cousin belge de Paris-Roubaix qui se court dimanche. On dérange «Poupou» en plein dîner sur le coup des 18 h 20. «Dimanche, je serai devant la télévision, dit-il. Mathieu est encore jeune pour cette méchante course, mais c'est un gagneur-né. Il ne recule pas devant l'obstacle, il fonce dedans !»

Mercredi, on a vu le nouveau prodige sprinter en tête sur une épreuve de préparation - la course A travers la Flandre -, agile à l'extrême. Dimanche dernier, il terminait quatrième d'un classique de prestige, Gand-Wevelgem, encore juteux pour disputer le sprint alors qu'il s'était dépensé toute la journée dans une échappée à 50 km/h. Quelques jours avant, il gagnait en solitaire le Grand Prix de Denain, dans le Nord, avec la silhouette élancée de papa et le visage rond de papy. En cyclo-cross, il domine encore davantage : le voilà plus jeune champion du monde de l'histoire, en 2015. Plus que le palmarès, qui pousse comme un champignon sous la pluie des Vosges, Mathieu Van der Poel choque par cette impression d'être au-dessus, domination sans écœurement (pas encore), jeu d'enfant, comme lorsqu'il prend de l'élan et décolle à un mètre du sol, pour imiter l'affiche d'E.T.

Cocotiers

La filiation doit beaucoup au charme des fiestas sous cocotiers. Fin des années 80, Poulidor part un hiver en Martinique dans un séjour all inclusive pour gloires passées et actuelles et c'est ainsi que sa fille Corinne rencontre Adrie Van der Poel, l'un des principaux chasseurs du moment sur les classiques, vainqueur de Liège-Bastogne-Liège, de l'Amstel Gold Race, de la Clasica San Sebastian, du championnat de Zürich et, donc, le fameux Tour des Flandres. «Je m'étais pourtant jurée de ne pas épouser un cycliste, raconte-t-elle. J'avais trop vu ma mère rester seule à la maison.»

Son père, Adrie Van der Poel, en 1999. Photo Damien Meyer. AFP

Le couple s'installe au nord d'Anvers, à Kapellen, où la saison se referme par une course mythique, Putte-Kapellen et ses camions-citernes de bière. D'un côté de la rue, on se balade en Belgique, de l'autre aux Pays-Bas. Ils s'y plaisent et la presse s'amuse à montrer Adrie qui apprend le français et Corinne qui bûche son néerlandais. David naît en 1992, Mathieu en 1995. Deux fils, deux cyclistes. Fin 2000, une caméra surprend une réunion de famille sous la véranda. C'est l'heure du petit-déjeuner. Autour de la table, on retrouve Corinne, Adrie, David, Mathieu et Raymond, qui a fait le déplacement et écoute ces conversations dans une autre langue, sourire curieux devant son œuf à la coque. Le journaliste interroge Mathieu : «Qu'est-ce que tu veux faire plus tard ?
- Coureur cycliste.»

Question à David : «Et toi, tu veux devenir cycliste aussi ?
- Non, je veux devenir belge.»

Réponse bizarre pour un expatrié - mais pourquoi pas ? - mais comme le petit marmonne, beaucoup de téléspectateurs comprennent : «Je veux devenir footballeur.»

Les garçons se mettent au vélo presque en même temps. Le père : «Je n'y suis pour rien. C'est leur choix. En tant que parent, tu veux seulement que tes enfants aient du plaisir à faire ce qu'ils font.» Le grand-père : «Ils sprintaient dans le jardin, ils ne se faisaient pas de cadeau. Mathieu détestait tellement perdre qu'il poussait son frère pour le faire tomber au milieu des plantes.» David confirme : «Mathieu a toujours voulu gagner, partout, tout le temps. Que ce soit à la Playstation ou au Monopoly, il ne peut pas terminer deuxième !» La mère : «On les laissait s'amuser. On s'est seulement interposés quand Mathieu a voulu arrêter l'école à 16 ans pour se consacrer au vélo. Avec Adrie, on lui a dit : "Passe ton bac d'abord."»

Les trois générations vivent enchaînées à l'histoire des uns et des autres, traînant les comparaisons comme des boulets. Déjà, du temps de sa carrière, Van der Poel père subissait la rengaine. On lui rappelait qu'il avait porté le maillot jaune une journée sur le Tour 1984, tandis que son beau-père ne l'avait jamais revêtu (mais grimpait huit fois sur le podium final, un record). Quand Adrie échouait à gagner le titre de ses rêves, le championnat du monde de cyclo-cross, la presse se moquait : «Van der Poupou.»

Jubilé

Vingt ans plus tard, Mathieu Van der Poel échappe aux jeux de mots mais pas à la généalogie. Après sa victoire au Grand Prix de Denain, on lui reparle de son aïeul et il évacue : «C'est bien de venir d'une famille comme ça, ça aide un peu… Mais je suis très heureux avec la victoire d'aujourd'hui.» Le grand-père est également sommé de mettre de l'ordre dans la dynastie : «Le petit-fils est plus fort que son père et que son grand-père.» Un peu en retrait dans l'album, David essaie quant à lui de se construire un palmarès, comme ce succès d'étape au Tour d'Alsace l'an passé : «Je suis attaché au parcours de Mathieu, je cours dans la même équipe que lui, mais j'arrive à mener ma propre carrière. Les comparaisons, je vis avec. Disons que je suis un coureur normal.»

Adrie Van der Poel a passé la main aux fistons à l'issue de l'année 2000, dans son village d'origine, à Hoogerheide. Ses parents possédaient là-bas une ferme «assez grande pour l'époque, très petite ensuite». Il connaît les forêts de pins à la souche près : «L'hiver, je m'ennuyais à ne rien faire. Je prenais un vélo de cyclo-cross, avec des pneus un peu plus larges et des étriers de frein qui laissent passer la boue au-dessus des roues, et je partais rouler dans les bois, longtemps, parfois 120 kilomètres.» Il se méfie des crevaisons : les mouettes font tomber dans le sol sablonneux des coquilles de moules tranchantes. C'est là que ses amis lui organisent un cyclo-cross d'adieu. Entre-temps, il est enfin devenu champion du monde de la discipline, en 1996, à Montreuil. Naturellement, Adrie Van der Poel triomphe lors de son jubilé. Les gamins montent avec lui sur le podium. Entre 2012 et 2019, Mathieu s'impose six fois à Hoogerheide dans l'épreuve de cross, comptant pour la Coupe du monde, et une fois sur un circuit sur route qui attribue le maillot de champion des Pays-Bas.

Raymond Poulidor, son grand-père, lors du Tour 1967 où il termine neuvième. Photo STF. AFP

Parfois, Raymond Poulidor fait le voyage sur ces festivals de boue collante et de pommes de terre frites, religion païenne en Belgique qui attire 20 000 à 200 000 fidèles le long des balustrades, et on peut le voir presque caché dans la foule, la mine réjouie, une raideur pudique, légèrement étranger à la scène. Il lance : «Allez, Mathieu !» Quand le petit-fils passe la ligne, il se jette sur le papy, très câlins, très bisous. Prudent Popou : «Je ne lui donne pas de conseils. On est dépassés, nous, les anciens. Le vélo actuel est si différent de celui de mon époque… Tout va beaucoup plus vite. Prenez les chutes, les crevaisons, les accidents qui ont joué un grand rôle dans ma carrière. Aujourd'hui, les coureurs sont dépannés en un éclair. Je ne dis pas qu'ils ont moins de mérite dans l'effort, mais ils ont plus de facilité à faire leur métier.»

La famille Poulidor-Van der Poel se réunit deux fois l'an mais c'est compliqué au vu des agendas gloutons où le grand-père reste le plus sollicité, pour une soirée Secours populaire ou un critérium de vélo cadets. L'été, ils passent du temps chez les grands-parents, près de Limoges, à Saint-Léonard-de-Noblat. Est-ce lors de ces vacances qu'Adrie, le père, a été contrôlé positif à un médicament antédiluvien, la strychnine ? Son excuse de l'époque, en 1983, dûment consignée dans les journaux et encore en évidence sur Internet, l'installe en bonne place dans le catalogue des plus beaux prétextes : il avait mangé la tarte au pigeon de sa belle-mère. Il est vrai que les volatiles de compétition ont la chair bourrée d'alcaloïdes à cause du dopage animal, mais tout de même, Adrie, qu'est-ce c'est que cette histoire de tarte ? «Je ne sais pas d'où ça sort, coupe-t-il. A l'époque, je ne connaissais même pas Corinne. Effectivement, je mangeais souvent de la tarte au pigeon. C'est Hennie Kuiper [deuxième du Tour de France 1980, ndlr] qui m'avait donné envie.» C'est comme si le père protégeait ses fils, sur lesquels les soupçons de tricherie ne pèsent pas.

«Dinde»

L'autre rendez-vous a lieu à Noël. Raymond monte en voiture, 800 kilomètres, seul au volant, «mais ce n'est que de l'autoroute». L'hiver dernier, il a laissé son épouse à la maison. Le repas fut sportif, puisqu'il y avait des épreuves de cyclo-cross les cinq jours suivants. Corinne : «On a mangé des pâtes, du riz, des légumes. Pas de bûche, ni de foie gras. Pas de champagne mais du vin rouge pour Adrie, mon père et moi.» David : «Un peu de poulet ou de dinde, on a le droit.» Adrie : «Chez nous, on fait toujours sobre.»

David Van der Poel est sous contrat jusqu'en 2023 avec l'équipe Corendon-Circus, sponsorisée par un voyagiste turc qui casse les prix. Son frère, courtisé par les plus grandes écuries et prié de se mettre instamment au cyclisme sur route, veut continuer le cyclo-cross et disputer les Jeux olympiques 2020 en VTT. Ensuite ? «On verra.» La discipline lui rapporte, selon les chiffres officieux, un salaire annuel d'un million d'euros et des cachets de 10 000 à 15 000 euros par course. La presse people commence à rôder autour de lui, expose sa Porsche et sa copine. «Mais il est encore très préservé, rassure un ami de la famille. Il ne sera jamais comparé à Hinault comme le serait un coureur français ou à Merckx comme le serait un Belge. La référence à son père ou à son grand-père le protège. Ce sont des durs au mal, des gens droits, solides, sérieux, qui n'étalent pas leur richesse.» Papy Poupou ne veut pas forcer le destin mais, la nuit, il fait parfois un rêve : «Mathieu dispute le Tour de France. Et il gagne le maillot jaune.»