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Marathon de Paris : ce que la course à pied dit de notre condition

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Rapport au corps, à la ville, à la technique… La pratique de la course, en plein essor depuis les années 60, s'inscrit aussi dans un contexte social et économique.
Lors de l'édition 2018 du marathon de Paris. (Photo Christophe Simon. AFP)
publié le 13 avril 2019 à 18h19

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.

Ce dimanche se déroule le marathon de Paris, un des événements majeurs pour les professionnels, mais aussi les amateurs de course à pied. Cette compétition, qui est une des plus prestigieuses au monde, permet à la ville de Paris de tenir son rang de mégapole. Toutefois, le succès d’une telle opération sportive (plus de 43 000 participants) tient au fait que la course à pied est devenue aux fils des décennies une pratique importante dans nos sociétés. Ainsi, en tant que phénomène sportif, qu’est-ce que la pratique de la course à pied traduit de notre condition humaine et sociale ?

La conquête de soi

De tout temps, l'homme a couru et, d'un point de vue évolutionniste, la faculté de courir fait partie de son essence même, comme s'attache à le rappeler le chercheur Jean-François Dortier dans son ouvrage Après quoi tu cours ?. Mais les sociétés modernes, et la rationalisation des activités humaines associée, ont conduit les individus à beaucoup moins courir. Or, depuis les années 60, on assiste à une recrudescence très importante de la course à pied, au point de considérer les coureurs comme faisant partie intégrante de notre environnement urbain.

Pour l'anthropologue David Le Breton, la course à pied en tant qu'activité sportive de loisir est «une sorte de réserve où puiser du sens et rehausser le goût de vivre». Autrement dit, elle offre un moyen de retrouver des sensations dans un monde de plus en plus placide, soit de retrouver «une intensité d'être qui fait défaut d'ordinaire». Pour le chercheur de l'université de Strasbourg, puisque le corps est en jeu, elle devient une épreuve de confrontation à soi et au monde, et apparaît alors comme «une caisse de résonance des émotions».

D’autre part, dans un registre plus sociologique, le triomphe de la course à pied repose sur des mutations plus organisationnelles. Le sociologue Patrick Mignon nous rappelle que la course à pied s’est le plus souvent inscrite comme une pratique extérieure aux fédérations, les individus n’éprouvant le plus le besoin de se rattacher à une structure établie, témoignage d’une individualisation et d’une autonomie plus marquées. Paradoxalement, comme le note le sociologue, cette activité est de plus en plus génératrice de lien social. Apprendre à courir se fait de manière moins solitaire et le sport, de par sa dimension socialisatrice, répond alors à notre besoin de reconnaissance et de protection.

Enfin, selon Patrick Mignon, la course à pied se situe aussi dans notre rapport à la technique. Les innovations technologiques autour de cette activité, rendant les équipements plus mobiles, font du coureur un sportif indépendant et mouvant. Ce dernier élément, par la multiplicité des courses et marathons à travers le globe, contribue à produire une nouvelle forme de tourisme urbain. Le sport, notamment la course, offre une nouvelle façon d’explorer la ville.

Compétition et compétitivité

En s'intéressant à cet aspect du tourisme sportif, on constate, notamment avec la venue en masse de runners du monde entier lors d'un marathon, que la course à pied est aussi vecteur d'entre-soi social. Pour le géographe Eric Blin, la course à pied, et particulièrement de compétition, regroupe une population aisée, étant toujours géographiquement près des lieux de courses et ayant aussi les moyens de voyager, pour concourir. Par exemple, le retrait des dossards la vieille de la compétition induit un temps de séjour plus long, et donc un coût supplémentaire que toutes les catégories sociales ne peuvent pas supporter.

De plus, pour Patrick Mignon, la nouvelle vague de runners jeunes, connectés, hyperurbains, correspond essentiellement au monde de la start-up, à une population très active et intégrée socialement. Ceci appuyant le constat de la philosophe Isabelle Queval, pour qui cette nouvelle vague s'inscrit dans «une logique capitalistique d'entretien de soi et de possibilité de s'améliorer». Par conséquent, si la course à pied peut se révéler bénéfique physiquement, elle n'échappe pas, en tant que sport, à l'obsession de la santé et à ses injonctions normatives sur le corps. En ce sens, on ne court plus seulement pour se ressourcer et trouver une altérité au monde social, mais pour être dans le coup, pour prouver que l'on tient le rythme qu'impose le nouveau monde du travail, et aussi montrer qu'on peut accessoirement le dépasser.

«Tout jogger se trouve un jour ou l'autre happé par les courses qui s'offrent», disait l'ethnologue et coureuse de fond Martine Segalen, comme si l'on ne pouvait échapper à ce diktat de la compétition. Et c'est justement à ce titre que la chercheuse nous invite à repenser la course, pour ne plus la voir comme la théâtralisation de notre société compétitive et concurrentielle, mais comme un rite sacré du social, où le sportif à travers l'effort et l'encouragement des spectateurs puisse ressentir une forme d'accomplissement.