Nathan Van Hooydonck est un maniaque de propreté : pas de dopage dans les veines et pas un acarien dans la maison familiale, pour cause d'allergie. Cette promesse du cyclisme belge, 24 ans, professionnel chez CCC et neveu d'un vainqueur du Tour des Flandres qui s'était élevé contre l'irruption de l'EPO, déroge délicieusement à ses principes chaque veille de course : «Je regarde la vidéo de Frank Vandenbroucke. Tu connais ?» C'est «la» vidéo ultime de son sport. Récit tragique et grotesque d'un Don Quichotte sur monture de fer, Vandenbroucke, raccourci en «VDB», dernier vainqueur à panache de la classique Liège-Bastogne-Liège il y a vingt ans presque jour pour jour, retrouvé mort d'une embolie au Sénégal (surdose accidentelle, suicide, meurtre maquillé ?) voilà dix ans. La divinité belge qui devait succéder à Merckx. Porté en héros. Poursuivi pour dopage. Mort en solo. La bissectrice de la gloire : avant-après.
Confession
Plus que jamais en cette date anniversaire, le fantôme de VDB promène ses chaînes autour de Liège, qui accueillera la 105e édition de l'événement cycliste ce dimanche, l'arène de ses exploits et creuset de sa légende. Le plateau de 53 dents normalement destiné au plat mais qu'il arrache dans les 19 % de pente de la Redoute. L'offensive dans la montée de Saint-Nicolas qu'il avait préméditée et fièrement annoncée au numéro de maison près. Les jantes rouges qu'il était allé acheter aux Pays-Bas parce qu'il trouvait que ça ferait plus joli avec son maillot. Son algarade avec Merckx qui lui conseillait de «parler moins et s'entraîner plus» - VDB rétorque : «Pourquoi ? Il est jaloux ?» Si Frank Vandenbroucke, pour la face trouble, encombre l'organisateur de l'épreuve, ASO, également propriétaire du Tour de France, qui n'y fait aucune mention dans la propagande, le reste du cyclisme belge se répand en célébrations de vaste ampleur ce printemps : film, série documentaire, produits dérivés.
«La vidéo de Vandenbroucke me donne de la motivation», appuyait Van Hooydonck en 2015, avant de signer un contrat professionnel. Deux ans plus tard, Oliver Naesen (AG2R La Mondiale) disait la même chose au quotidien la Dernière heure : «Je regarde encore souvent les reportages pour me donner le moral avant les courses. Ses victoires, sa vie - enfin, pas toute sa vie -, sa façon de courir faisaient rêver. Tous les coureurs qui sont ici, jeunes ou plus vieux, ont été inspirés par Frank.» Cette vidéo de cinquante-deux minutes, produite par la chaîne publique flamande Canvas, dépasse les 220 000 vues sur YouTube. Tout le peloton s'en est imbibé. Mais de quoi, au juste ? La domination outrancière de Liège-Bastogne-Liège, illustration cycliste du surhomme ? Les phrases mystiques ? L'arrogance touchante, puisque nettoyée d'une fausse modestie ? Les images s'ouvrent sur une confession : «J'étais un garçon bourré d'ambition et je n'ai jamais nié que j'aimais être au centre de l'attention.» Les proches de VDB témoignent. Ses adversaires. Son soigneur français, Bernard Sainz, alias «le Docteur Mabuse», accusé de dopage et qui raconte tranquillement, devant une cheminée crépitante : «Je lui demandais si, quand il rentrait dans le lit, il préférait les draps chauds, tièdes ou froids.» Ce fascinant reportage a initié les futurs champions à la réalité du vélo autant qu'à la magie noire.
Gardienne du temple
Les années passant, l'attraction pour VDB a tourné à la dévotion. Sa tombe de Ploegsteert, près du café de ses parents, à la frontière française, est fleurie chaque jour d'un bidon ou d'une casquette par un cycliste qui passait par là, comme la stèle de Tom Simpson tombé au Ventoux dans la Grande Boucle 1967. Le paria des dernières années devient un complet martyr. C'est ce que montre une nouvelle série documentaire en sept épisodes, une longueur inédite sur la télévision publique belge néerlandophone. Intitulée Ik been god niet - «je ne suis pas dieu» -, d'après un livre de 2008 paru avec l'assentiment du coureur, et que certains fans interprètent en sens contraire (ce champion serait un «dieu»), le reportage reprend les confessions éparses, mêlées à de vieux films de famille. Cette série a été inaugurée lundi dernier en présence de Cameron Vandenbroucke. L'héritière de Don Quichotte, celle qui relance de plus belle le mythe.
A l'approche des commémorations de Liège-Bastogne-Liège, cette quasi néophyte à vélo, 20 ans, a trouvé une place cet hiver dans une équipe professionnelle, Lotto-Soudal, et un travail de chroniqueuse dans le Het Nieuwsblad. Elle fait vivre son père à travers elle. «J'ai le même tempérament que lui sur le vélo», aime-t-elle dire. Ou encore : «J'espère avoir la même vie que lui. Mais être davantage heureuse.» Vendredi, dans son billet hebdomadaire en flamand, Cameron VDB déclare qu'elle n'est pas mécontente d'avoir fait une chute à vélo : «Maintenant, je suis une vraie coureuse.» La blessure ne l'empêchera pas de reprendre les compétitions : «Mon père a terminé dans les dix premiers d'un championnat du monde à Vérone [en 1999] avec deux poignets cassés, rappelle-t-elle. J'ai ça dans les gènes.»
Elle est la gardienne du temple. Ce printemps, la fille de son père a approuvé le lancement d'une collection de tee-shirts supposés lui rendre hommage, avec des mentions cryptiques : «Le gamin en or» (son surnom en Italie), «la Doyenne» (l'autre dénomination de Liège-Bastogne-Liège), «Je viens de là et je vais là» (citation du défunt auteur, d'une philosophie embrumée). A l'inverse, le grand film sur Frank Vandenbroucke, sorti en octobre, a fâché la famille. Engel («ange», en néerlandais) retrace pour le cinéma le triomphe et la chute d'un talent belge du cyclisme baptisé d'un autre nom mais copie conforme de Vandenbroucke, les piqûres, l'épopée et, surtout, en abondance, le dernier chapitre, sa rencontre d'une prostituée au Sénégal, véritable passion avec une femme, la plus brève, la dernière. Episode tabou des dernières heures. A peine suggéré dans les vidéos trépidantes qui excitent le peloton depuis plus de dix ans. Pour une fois, Cameron Vandenbroucke s'est insurgée : «Il est scandaleux que certains profitent de la mort de papa.»