Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.
La Fête du travail fournit toujours l’occasion de porter un regard sur le monde salarial, son évolution et ses problématiques. Que ce soit du point de vue des athlètes, mais aussi de celui de ses différents acteurs (organisateurs, médecins, entraîneurs…), le monde de la performance sportive peut être appréhendé sous l’angle d’une sociologie du travail. Ce qui amène à se poser cette question : quelle est la nature du rapport de l’athlète au monde du travail ?
Le sportif, le salarié modèle
Le monde de l'excellence sportive est avant tout un moteur et un modèle social. Si la question du travail sportif s'est imposée dans les champs de recherches sociologiques il y a seulement une vingtaine d'années, il n'en demeure pas moins que le sport comme élément de compréhension du monde du travail en général a été mis en évidence beaucoup plus tôt. A ce sujet, les travaux importants du sociologue Alain Ehrenberg ont montré comment l'esprit sportif, de par l'idée du dépassement de soi et la réalisation de performance, était érigé en tant que «culte» dans le monde salarial. Pour ainsi dire, les critères d'autonomie, de flexibilité et de responsabilité s'associent au modèle d'action de l'employé idéal, qui est essentiellement calquée sur le sportif de haut niveau devenant alors un symbole d'excellence sociale.
L’apparition de tout un registre linguistique et conceptuel propre au champ sportif dans l’organisation même du monde du travail accentue d’autant plus cette filiation. Les coachs, les managers, les talents sont autant de termes et idées qui brouillent la frontière entre monde du travail et élitisme sportif, mettant en lumière la performance comme élément prépondérant de l’action humaine. D’ailleurs, l’image des athlètes utilisée dans certaines communications ou encore les colloques d’entreprises organisées avec la venue d’un champion au coût faramineux contribuent à renforcer cette image de travailleur exemplaire. Aussi l’implication de plus en plus prononcée de grands groupes dans l’organisation de compétitions sportives participe à ce rapprochement entre une pratique régulière du sport (running par exemple) et un monde du travail de plus en plus tertiarisé. Puisque les investissements sont plus spécifiquement dans des sports dont l’essence même de l’activité se propose comme un prolongement de l’activité salariale (course de fond par exemple pour apprendre à économiser son corps et garder le rythme instauré par le monde bureaucratique).
Une précarité acceptée
Il faut néanmoins souligner un paradoxe : si la figure sportive est un exemple pour le monde du travail, la condition des travailleurs sportifs s'apparente surtout à une grande précarité. Les nombreux travaux sur ce sujet et notamment ceux des universitaires Sébastien Fleuriel et Manuel Schotté, mettent en avant la nature même de l'engagement sportif et de son rapport aux institutions (fédérations, ministères, clubs) démontrant par ailleurs la diversité des situations. En effet, du sportif pris en charge par l'Etat (accès aux équipements) au sportif salarié, en passant par celui qui vit de diverses primes, les conditions du travail sportif sont loin d'être homogènes. Les formes de rétributions à la fois matérielles et symboliques mettent surtout en relief la subordination des athlètes aux décideurs que peuvent être les dirigeants sportifs. Pour les deux sociologues, les sportifs vivant leur activité avant tout sur le mode vocationnel (prônée par les institutions) censurent «toute prise de conscience de la pénibilité et des risques réels de leur travail».
En d'autres termes, les difficultés rencontrées apparaissent comme le prix à payer de la consécration, ce qui a pour conséquence de minimiser, voire de taire toute forme de revendications. De plus, la dimension ultraconcurrentielle de l'élite sportive ainsi que la pluralité des statuts tend à faire du corps sportif un «groupe éclaté» où les obstacles à la création d'un sentiment d'appartenance à une cause commune semblent, selon les auteurs, «a priori nombreux». Le sport de haut niveau de par son organisation et les divisions qu'il produit, donne l'illusion d'un particularisme propre à chaque sport évitant «de penser la condition sportive dans sa globalité».
Néanmoins, la récente campagne des joueurs de handball contre la surcharge de travail imposée par un nouveau calendrier est un des nombreux exemples montrant qu’il existe des mouvements de lutte et de protestations parmi les travailleurs sportifs. Maintenant, reste à savoir si la réorganisation du modèle sportif en France avec l’Agence du sport, qui selon l’ancienne ministre des Sports Marie-Georges Buffet, s’apparente à un désengagement plus prononcé de l’Etat, donc d’une véritable politique nationale, permettra d’accorder une véritable protection sociale au sportif, tout en luttant plus efficacement contre la précarité.