Une tempête de force 10, et on en a pour des mois… Dimanche, lors de la remise des trophées UNFP (le syndicat des joueurs professionnels) consacrant les meilleurs joueurs ou entraîneurs de Ligue 1 désignés par leurs pairs, l’attaquant international des Bleus et du Paris-SG Kylian Mbappé a expédié un véritable missile susceptible de torpiller son club et, au-delà, d’ébranler le football français du sol au plafond : à la surprise générale, il a publiquement évoqué la possibilité d’un départ à l’étranger. Et levé un coin de voile sur la vie des superstars comme lui : l’ego, le salaire, les égards, les mots - ceux qu’on dit et ceux qu’on laisse en suspens, pour lancer la machine.
Qu’a-t-il dit ?
Après un premier passage au pupitre pour ramasser son prix du meilleur espoir et remercier son «capitaine [le Brésilien Thiago Silva] et son vice-capitaine [Marquinhos]», présents dans la salle à la même table que l'entraîneur parisien, Thomas Tuchel, alors que le clan Mbappé (dont son père, Wilfried) en occupait une autre, le jeune (20 ans) champion du monde est revenu devant les micros pour recevoir son second prix, celui de meilleur joueur. «J'ai connu beaucoup de choses, a-t-il alors lâché. J'arrive à un tournant, le premier ou peut-être le second [après son départ de Monaco en août 2017, ndlr]. Il est temps pour moi de prendre plus de responsabilités, à Paris si possible. Ce sera un grand plaisir. Et si ce n'est pas à Paris, ce sera ailleurs, dans le cadre d'un nouveau projet.» Petite moue discrète, vaguement désolée : hé oui, les gars…
Plus tard, il remettait le couvert devant la presse écrite : «C'est un tournant. C'était le moment de le dire. Je suis entier. Quand je dis quelque chose, je le pense. Si c'est au PSG, c'est tant mieux. Si c'est ailleurs, c'est ailleurs.» Un témoin : «Plus calme et plus maître de soi, tu meurs.» Plus tôt, devant un pool télé, Mbappé avait lâché : «Je ne vais pas en rajouter. Ça ferait trop. J'ai fait passer le message.»
Que cherche-t-il ?
La vie d’un homme se situe toujours quelque part entre ce qu’il dit, ce qu’il fait et ce qu’il pense. Si, dans le foot, la plupart des acteurs font le grand écart, Mbappé est effectivement d’une pièce ou pas loin : depuis son irruption sur la scène médiatique au printemps 2017, la lecture littérale de ses propos est fiable même si, bien sûr, on ne fait pas l’économie du décryptage. La difficulté réside dans l’élaboration manifeste d’un processus, dont le natif de Bondy (Seine-Saint-Denis) a donné le départ dimanche et dont il maîtrise le déroulé sans pour autant le formuler.
Ça fait quatre fois que Mbappé réclame publiquement des «responsabilités» (son propre terme) : le 28 octobre après une victoire à Marseille (2-0) où il avait changé la physionomie du match en trois minutes en sortant du banc (puni pour un retard à la causerie de Tuchel, il était remplaçant), le 12 février après la victoire de l'aller à Manchester («il ne faut pas avoir peur, le foot se joue sur un terrain»), le 2 mars à Caen (victoire 2-1, «je pense que je vais prendre de plus en plus de responsabilités, il n'y a pas de problèmes») et, donc, dimanche.
Trois semaines après l'étrange sortie de son coéquipier Neymar, tançant certains jeunes joueurs parisiens, accusés par le Brésilien «de ne pas écouter ceux qui ont de l'expérience», et même de «répondre» à leur entraîneur plutôt que de la boucler en faisant leur miel des conseils des cadres. Clairement, la sortie de Mbappé dimanche - et la menace de départ, l'arme nucléaire à son échelle - vise le leadership de Neymar, tête de pont du projet qatari et dont Tuchel lui-même avait fait son joueur central dès sa première conférence de presse en juillet 2018, le genre de passage obligé qu'un entraîneur doit emprunter s'il veut survivre à l'aura des superstars qu'il coache. L'Allemand a eu raison : s'il est encore en place malgré une saison ratée, c'est parce que Neymar, et la coterie brésilienne du vestiaire (Dani Alves, Thiago Silva, Marquinhos), n'ont de cesse que d'en dire du bien aux dirigeants. C'est ce petit réseau d'interdépendances que Mbappé a décidé d'éprouver dimanche. Dans l'esprit des tout meilleurs joueurs du monde, la reconnaissance est souvent liée au salaire : Mbappé touche 17,5 millions d'euros par saison, Neymar près du double - on parle là d'un poids symbolique, le seul qui vaille pour un joueur (Mbappé) qui a compris depuis un certain temps déjà, sinon depuis toujours, qu'il n'aurait plus jamais à compter puisque l'argent coulera à flots. Dans le terme «responsabilités», l'attaquant inclut aussi sans doute le poste d'avant-centre, en principe dévolu à Edinson Cavani, meilleur buteur (193 buts) de l'histoire du club.
Pas un souci : si cela fait déjà deux fois en trois semaines que l'Uruguayen, d'un naturel discret, rappelle publiquement qu'il a «un contrat [jusqu'en 2021] qu'il faut respecter», c'est qu'il sent qu'on le pousse dehors (lire Libération du 29 avril).
Que va-t-il se passer ?
Neymar doit faire allégeance : une déclaration confortant son coéquipier dans son leadership, un partage du pouvoir acté médiatiquement - puisque ça l’engage. A l’heure où Mbappé prêtait son concours au traditionnel (et un peu franchouillard) raout syndical de fin de saison, le Brésilien publiait sur les réseaux sociaux un selfie aux côtés de la chanteuse pop barbadienne Rihanna ce qui, d’une certaine manière, lui laisse une petite marge. On peut cependant voir les choses autrement.
Si le titre de «meilleur joueur de L1 2019» n’a aucune importance à l’échelle d’un Mbappé qui tape sur le ventre des maharadjahs et du roi Pelé en personne, l’attaquant parisien s’est exprimé dans un cadre sportif, fort d’une récompense donnée par les joueurs professionnels de Ligue 1, manière d’être adossé aux codes de son sport.
Les deux blessures au pied droit de Neymar lors de ses deux premières saisons parisiennes, en février 2018 et janvier 2019, ont laissé le champ libre à un Mbappé qui a inscrit 32 buts en Ligue 1, un total qui le met cette saison sur les talons de Lionel Messi (36 buts depuis son doublé à Eibar dimanche) et qui «parle» au milieu du foot comme au grand public. On confesse une curieuse impression dimanche soir : celle d’une redite, le leader offensif des Bleus Antoine Griezmann passant devant les micros lors d’une matinée pluvieuse à Istra en juillet au lendemain d’un huitième de finale de Coupe du monde contre l’Argentine (4-3) qui avait vu Mbappé tout exploser et rentrer dans l’histoire de son sport.
Griezmann était venu avec son pied à coulisse : bon, OK, il est fort, il peut s’asseoir à table avec les grands mais il faut qu’il progresse dans ses appels de balle et d’ailleurs, on lui rappelle son âge sans arrêt, il ne supporte pas et c’est ça qui est bon. Neymar en est là. On a hâte d’entendre le Brésilien. Et même de ne pas l’entendre, s’il choisit de se taire, puisque cela laisserait son coéquipier en bas de l’échelle, ou plutôt deux ou trois barreaux plus bas. Indirectement, au-delà de la question salariale, Mbappé met aussi une forme de pression sur sa direction : ou je progresse ici, ou je progresse ailleurs. Démerdez-vous.
Peut-il partir ?
Du point de vue des actionnaires qataris du club, un départ de l'attaquant parisien serait un cataclysme. Complètement éteint sur le plan sportif avec trois éliminations de suite en huitièmes de finale de la Ligue des champions, le club de la capitale n'en est pas moins étincelant sur le marché des transferts, devenu ces dernières années une sorte de compétition parallèle désignant des vainqueurs et des perdants sans même qu'un ballon roule : mettre en vitrine chaque semaine un Neymar, un Mbappé ou un Dani Alves (arraché à Manchester City, sous capitaux émiratis) est inestimable pour un club dont la raison d'être capitalistique se situe au confluent du soft power, de la diplomatie par le sport et de l'impact mondialisé de son image. Et Mbappé a frappé fort dimanche.
En brûlant les étapes : si les transferts modernes passent d'abord par l'entretien de rumeurs contradictoires ou la distillation du doute, permettant à la fois de ne pas insulter l'avenir tout en faisant monter les enchères, l'attaquant des Bleus a directement passé l'épaule à travers la porte de sortie ; son «si c'est ailleurs, c'est ailleurs» étant promis à devenir le tube des deux ou trois prochains mois.
En l'état, Mbappé s'est situé à la croisée des chemins. Il aurait agi de la sorte s'il avait voulu forcer un transfert. Mais il n'a pas non plus fait le pas de trop, n'écartant pas publiquement la possibilité que le Paris-SG lui permette de rentrer dans ses objectifs à lui. Début mars, après le crash de Manchester en Ligue des champions, il avait écarté sur TF1 un départ en plaidant l'intérêt général et la protection de son club : «Je pense que je serai là [en 2019-2020], c'est sûr même. Avec tous les problèmes que va engendrer l'élimination contre Manchester, ça ne sert à rien que ma situation personnelle vienne en rajouter. Voilà, c'est clair et précis.» Depuis, le Paris-SG a continué à plonger, son coach s'est démonétisé à la vitesse du son mais, après tout, Mbappé a fait le job : personne d'autre que lui n'a parlé juste après Manchester, personne d'autre n'en avait non plus véritablement le pouvoir.
L’attaquant tricolore a repris sa parole dimanche. Si Neymar ne tend pas la main, c’est le Far West : un pourrissement dans le vestiaire obligerait la direction qatarie à envisager le départ de l’une de ces deux stars et Mbappé vient de dire qu’il était volontaire. Reste l’impression tenace que Mbappé a encore deux ou trois coups d’avance sur ce qui nous est possible d’anticiper. On peut être flashé à 38 km/h en chaussures de foot (le 22 avril, contre l’AS Monaco) et avoir la tournure d’esprit d’un joueur d’échecs.