Menu
Libération
Enquête

Supporteurs de foot: comment les interdictions de déplacement se sont banalisées

Cette saison, 38 arrêtés préfectoraux ont interdit aux fans de football d’assister aux matchs à l’extérieur de leur équipe. «Libération» a obtenu des chiffres sur ces interdictions que les supporteurs contestent avec de plus en plus d’ardeur.
par Clément Le Foll
publié le 24 mai 2019 à 15h00
(mis à jour le 24 mai 2019 à 17h51)

Pour cette ultime journée du championnat, ce vendredi soir, les supporteurs montpelliérains ne pourront pas encourager leur équipe qui défend sa 5place au Stade-Vélodrome face à l'OM, 6e. Un arrêté du préfet de police des Bouches-du-Rhône leur a interdit, arguant de «l'animosité» entre les groupes de supporteurs des deux clubs et du «caractère récurrent des troubles graves à l'ordre public constaté à l'occasion des matchs opposant ces deux équipes» (1).

C'est la 38interdiction de déplacement cette saison, en moyenne une par journée de championnat. Des mesures de restriction que les supporteurs vivent comme une atteinte à leur liberté d'aller et venir, mais que les instances jugent essentielles au maintien de l'ordre public. Il y a quelques mois, les Red Kaos, ultras du Grenoble Foot 38, déployaient cette banderole acerbe, «Supporters 20/20 ; LFP/Préfets 0/20. En matière de gestion des supporters, vous êtes encore les cancres de l'Europe !»

Pour la première fois, Libération a pu estimer le nombre d'arrêtés pris depuis leur mise en place, ainsi que les clubs les plus touchés et la répartition par préfecture sur les trois dernières saisons (voir la note méthodologique en fin d'article). Nos chiffres montrent que si elles sont aujourd'hui stables, les interdictions de déplacement ne sont plus une mesure exceptionnelle et qu'elles touchent principalement des clubs au soutien populaire important mais aussi aux ultras perçus par les autorités comme «particulièrement remuants» : Marseille, Nantes, Nice ou Saint-Etienne.

De quoi parle-t-on ?

Instaurée par la loi Loppsi 2 en 2011, l'interdiction de déplacement est une mesure de prévention prononcée par arrêté préfectoral. Elle interdit aux supporteurs d'un club de se rendre au stade, ses abords ou certains quartiers de la ville où se tient la rencontre. Le préfet peut également prononcer un arrêté d'encadrement, moins contraignant. Les supporteurs peuvent alors se déplacer, mais selon certaines conditions. Parmi lesquelles l'interdiction de détenir de l'alcool autour du stade, l'obligation de prendre un trajet défini à l'avance et un nombre plafond de supporteurs autorisés.

Plus rares, les arrêtés ministériels interdisent aux supporteurs un trajet entre deux départements, comme Paris et le Rhône pour un match entre l'Olympique lyonnais et le Paris-Saint-Germain. Cette mesure prise par le ministre de l'Intérieur intervient toujours en complément d'un arrêté préfectoral, lors de rencontres impliquant d'importants déplacements de supporteurs.

Contrairement aux interdictions de stade, qui sont individuelles, les interdictions de déplacement sont collectives et s'appliquent à l'ensemble des supporteurs d'un club donné.

La commission de discipline de la Ligue de football professionnel (LFP) peut, de son côté, fermer le parcage, le secteur réservé aux supporteurs visiteurs d'un stade. «Cette sanction est prononcée à la suite d'infractions constatées en déplacement, comme récemment le jet de sièges sur un stadier par des supporteurs lensois à Auxerre», détaille Jérôme Belaygue, directeur de la communication de la ligue.

A noter qu'une interdiction de déplacement ne prive un individu de stade que s'il «se comporte comme supporteur ou se prévaut de cette qualité». En d'autres termes, s'il encourage son équipe et affiche ses couleurs sur un maillot ou une écharpe. Ainsi, en septembre 2018, des dizaines de fans de l'Olympique de Marseille n'arborant pas l'écusson du club ont assisté au match de leur équipe à Lyon malgré un arrêté préfectoral, engendrant quelques débordements. Même constat lors d'une fermeture du parcage de la part de la commission de discipline de la LFP : rien n'interdit aux supporteurs de pénétrer dans le stade. En déplacement à Sochaux en février, les fans du RC Lens ont simplement assisté au match dans une autre tribune. «Fermer un parcage prive les supporteurs de la structure adaptée à leur accueil, ce qui ne fait qu'augmenter le risque de débordements», juge James Rophe, porte-parole de l'Association nationale des supporteurs.

Les interdictions sont-elles de plus en plus nombreuses ?

En septembre 2010, devant le Sénat, Marie-Luce Penchard, alors membre du gouvernement de François Fillon, clarifiait le but de l'interdiction de déplacement : «Neutraliser les supporteurs d'équipes sportives dont le comportement cause un trouble inacceptable à l'ordre public. Il s'agit d'une mesure grave et exceptionnelle.» Au fil des ans, la mesure s'est banalisée, passant de cinq interdictions en 2011-2012 à un pic de 104 en 2015-2016, sur fond d'état d'urgence après les attentats du 13 Novembre. Si elles se sont stabilisées depuis, l'interdiction n'est plus une mesure «exceptionnelle».

Infographie : nombre d'arrêtés pris contre les clubs de football

Plutôt que de prohiber totalement un déplacement, les préfectures privilégient désormais les «arrêtés d'encadrement». Mais pour Nielsen Legault, vice-président de l'Association nationale des supporteurs, ces limitations sont un écran de fumée pour minimiser les interdictions : «Lorsque la préfecture des Alpes-Maritimes n'autorise que 100 supporteurs nîmois à se rendre à Nice, c'est une interdiction déguisée en limitation.»

Comment sont motivées ces interdictions ?

La prise d'un arrêté préfectoral se décide au niveau local. Il y a donc de grandes disparités entre les départements. Au cours des trois dernières saisons, la préfecture des Alpes-Maritimes, des Bouches-du-Rhône et de la Loire ont été les plus «sévères». Ces départements hébergent trois clubs aux supporteurs particulièrement actifs, respectivement l'OGC Nice, l'Olympique de Marseille et l'AS Saint-Etienne.

Pour justifier ces interdictions, elles invoquent fréquemment la mobilisation des forces de l'ordre contre la menace terroriste ou les manifestations des gilets jaunes.

D'autres motifs sont eux plus sujets à caution : le déroulement à Menton de la Fête du citron pour justifier l'interdiction des Lyonnais de traverser les Alpes-Maritimes en mars ou la tenue à Troyes des soldes d'hiver pour priver les supporteurs nantais de match en 2016.

La raison la plus courante demeure les violences ou incidents entre les deux équipes. Certaines rivalités régionales entre l'AS Saint-Etienne et l'Olympique lyonnais ou Nîmes et Montpellier ont en effet dépassé le cadre du sport et occasionné des affrontements entre groupes de supporteurs rivaux.

«Certaines échauffourées remontent à plus de dix ans», pondère Mickael (2), un ultra de l'AS Saint-Etienne. James Rophe, porte-parole de l'Association nationale des supporteurs, abonde dans ce sens : «Parfois, les violences ne concernent pas les équipes qui s'affrontent, mais un autre club de la région.» En marge d'un match de cinquième division, les supporteurs du SC Bastia ont ainsi été récemment interdits de déplacement à Villefranche-sur-Mer à cause de tensions avec les supporteurs niçois.

Comment réagissent les supporteurs ?

Face à ces mesures qu'ils estiment liberticides, certains groupes de supporteurs ont fait le choix de la «désobéissance civile». La saison dernière, les Ultramarines, groupe ultra des Girondins de Bordeaux, ont enfreint un arrêté pour se rendre à Strasbourg et Marseille. Des périples conclus en garde à vue après une interpellation violente des CRS. Quelques mois plus tard, ce sont 200 Stéphanois qui ont bravé une interdiction de se déplacer à Monaco. Mickaël était l'un d'entre eux. «Nous sommes passés par l'Italie pour contourner l'arrêté et avons été arrêtés à la frontière par des dizaines de CRS, alors que l'interdiction était notamment justifiée par un manque de forces de l'ordre, commence celui qui remet en cause le fondement de ces décisions. Sur l'arrêté, il est écrit qu'ils interdisent des individus se prévalant de la qualité de supporteurs, qui portent un maillot, une écharpe. Or, nous n'avions aucun signe distinctif de l'AS Saint-Etienne lors de ce déplacement», poursuit l'ultra, qui n'a pas pu assister au match.

Peut-on contester juridiquement ces arrêtés ?

Pour suspendre un arrêté préfectoral, les associations de supporteurs peuvent saisir le juge administratif dans le cadre d'un référé liberté : «Nous mettons en avant le fait que les antécédents invoqués entre les deux équipes sont bidons, anciens, non pertinents, qu'aucun dialogue n'a été amorcé avant la prise de l'arrêté ou que contrairement à ce qu'indique la préfecture, il y a assez de forces de l'ordre disponibles», clarifie l'avocat Pierre Barthélémy, qui a contesté une cinquantaine d'interdictions de déplacements. Cependant, le juge des référés, qui étudie ce recours, ne l'entend que très rarement de cette oreille, comme l'indique MBarthélémy : «Le référé liberté n'a jamais permis l'accès au stade.»

S'ensuit une décision sur le fond, qui intervient en moyenne un an et demi plus tard et peut annuler – a posteriori – l'arrêté. En avril 2018, le tribunal administratif de Nantes a partiellement annulé l'interdiction de déplacement prise par le préfet de la Loire-Atlantique contre les supporteurs bordelais, lors d'une rencontre jouée en janvier 2016 – une victoire symbolique –, mais qui permet de faire respecter la loi. Cette saison, certains clubs sont montés au créneau pour leurs supporteurs. Il y a quelques jours, l'OGC Nice a indiqué via un communiqué qu'il «contestera désormais chaque arrêté d'interdiction de déplacement afin d'obtenir à terme et au fond des annulations devant les juridictions administratives».

En novembre, l'AS Saint-Etienne a contesté devant le tribunal administratif l'interdiction de ses supporteurs à Lyon. Sans succès. Quelques jours auparavant, en marge d'une rencontre au Havre, les joueurs lensois s'étaient eux échauffés avec un t-shirt «supporters ≠ criminels» en soutien à leurs fans interdits. Le Paris FC est lui allé encore plus loin, refusant de fermer le secteur réservé aux Lensois lors d'une rencontre de Ligue 2, après une décision de la commission de discipline de la LFP.

Des pistes de réconciliation ?

Dans le but d'améliorer les relations entre supporteurs et instances, la Ligue de football professionnel a récemment créé un groupe de travail sur le parcours des supporteurs en déplacement. «Par ailleurs, le programme européen Liaise [pour Liaison- based integrated approach to improving supporters engagement, ndlr] nous permet d'aller observer chez nos voisins européens un ensemble de bonnes pratiques relatives notamment à l'accueil des supporteurs visiteurs», précise-t-elle. Mise en place dans le cadre de la loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporteurs et la lutte contre le hooliganisme, l'instance nationale du supportérisme (INS), placée sous l'égide du ministère des Sports, souhaite renforcer le dialogue entre pouvoirs publics, supporteurs et acteurs du sport.

Concernant les interdictions de déplacement, l'Association nationale des supporteurs fustige le rôle de l'INS et le fait «que la ministre des Sports soit plus dans des postures que du travail de fond». Du côté du ministère de l'Intérieur, on espère «que les supporteurs s'engagent, avec l'aide de leur club, à donner des informations fiables avant les matchs comme leur nombre ou leur moyen de transport». Si ces conditions sont réunies, les secteurs visiteurs seront peut-être plus garnis. Les 10 000 Lensois au stade Charléty face au Paris FC mardi pour le premier match des play-offs de Ligue 2 en sont un bel exemple.

(1) Trois autres arrêtés préfectoraux ont également été pris pour «encadrer» les déplacements des supporteurs du Paris-Saint-Germain, de l'Olympique lyonnais et du RC Strasbourg.

(2) Le prénom a été modifié

Méthodologie

Origine des chiffres sur le nombre d'interdictions de déplacement prononcée depuis leur mise en place.

Les chiffres des saisons 2011-2012 à 2014-2015 ont été dévoilés par le ministère de l'Intérieur après une question ministérielle.

Les chiffres de la saison 2015-2016 avaient été révélés lors d'une interview de l'ancien patron de la division nationale de la lutte contre le hooliganisme (DNLH) Antoine Boutonnet à l'hebdomadaire France Football.

Les statistiques détaillées des trois dernières saisons nous ont été confiées par une source proche du ministère de l'Intérieur.