Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.
Le week-end dernier, une photo a fait le tour des réseaux sociaux. Elle fut d'autant plus commentée qu'elle accompagnait une triste nouvelle, les décès d'une dizaine d'alpinistes au sommet de l'Everest. Sur cette photo prise par Nirmal Purja Magar, ancien militaire et grimpeur chevronné, on voit une longue file d'attente au sommet de l'Everest, soit à plus de 8 000 mètres d'altitude, illustrant une forte densité d'individus à un endroit où l'oxygène est raréfié et où les conditions de survie sont des plus délicates.
#ProjectPossible update. I summited Everest at 0530 and Lhotse at 1545 despite heavy traffic. I am now at Makalu base camp. Will be going directly for summit push from base camp. I will update once Makalu is complete. Thank you for my support especially my sponsors. pic.twitter.com/mAiLTryEln
— Nirmal Purja MBE (@nimsdai) May 23, 2019
Au premier abord, les raisons sont à la fois politiques et physiques. On a assisté à une augmentation significative des permis délivrés par le gouvernement népalais afin d’arpenter le sommet, notamment pour la période d’avril-mai, où les conditions climatiques sont les moins rudes, facilitant par conséquent l’ascension. Néanmoins, se cantonner à ces simples raisons conjoncturelles n’explique en rien ce qui anime pleinement et intrinsèquement, cette quête vers les sommets.
L’alpinisme ou la production d’un héroïsme
Ce fait sportif nous invite premièrement à nous intéresser aux ressorts de l'alpinisme dans notre société. Pratique de loisir apparue à la fin du XIXe siècle dans la haute bourgeoisie, son essor a lieu durant la première moitié du XXe siècle, notamment par la compétition que se livrèrent deux grandes puissances : le Royaume-Uni et la France. Très peu démocratisé, du fait entre autres de la dimension très technique de la pratique, l'alpinisme doit son rayonnement et son succès populaire à l'intensité et à la diffusion des récits. A ce sujet, les travaux du sociologue Michel Raspaud rendent compte de l'importance de la dimension narrative autour de cette pratique, ne serait-ce que parce que la validité et l'authenticité de l'exploit résident dans sa capacité à être raconté.
Ainsi, les premières grandes ascensions s'accompagnent d'une spectacularisation, émanant à la fois des médias (certains grands journaux n'hésiteront pas à financer des expéditions et à en relater le déroulement) mais aussi des grimpeurs eux-mêmes qui, venant de milieux socialement élevés, sont pourvus de compétences rédactionnelles favorables à l'émergence de récits épiques et sensationnels. Qu'il s'agisse des Britanniques Albert Smith ou Edward Whymper au XIXe ou des Français Maurice Herzog ou Gaston Rébuffat au XXe, la vocation d'alpiniste est liée à une destinée d'écrivain qui participe pleinement à la mise en spectacle de l'exploit, mais aussi à la diffusion d'un discours masculiniste dominant, propre au précepte de la bourgeoisie, notamment victorienne, où le sport moderne est né. D'ailleurs, comme nous le rappelle la sociologue Delphine Moraldo, en s'appuyant sur les travaux de la chercheuse Raewyn Connell, cette masculinité au cœur de l'alpinisme se veut avant tout une «masculinité héroïque», présentant la figure du héros comme le sportif idéal.
De plus, cet héroïsme sportif dans l’alpinisme, mais aussi plus précisément dans l’himalayisme, met en évidence deux grandes dimensions, selon Delphine Moraldo. Une dimension de domination – le héros est supérieur par ses actes en s’affranchissant du danger – , et une dimension d’exemplarité, puisque en se confrontant perpétuellement au danger, il devient l’exemple à suivre et à atteindre socialement.
L’héroïsme comme modèle sociétal
C'est précisément au cours de la deuxième partie du XXe siècle que cet héroïsme du sport va être promu socialement, au travers des instances sportives (notamment par Maurice Herzog qui, en tant que secrétaire d'Etat, va rebâtir le modèle sportif après la guerre) mais aussi et surtout au travers du monde du travail. En effet, la médiatisation des exploits en haute montagne va rendre plus accessible cette image du héros sportif et surtout en faire un véritable modèle pour le travailleur, comme l'a remarqué le sociologue Alain Ehrenberg, dans son célèbre ouvrage le Culte de la performance. Pour le chercheur, en médiatisant l'exploit sportif, on oppose «la vision romantique de la vie d'aventure à celle de la vie réglée et sans risque de tous les jours», ce qui participe pleinement à «l'héroïsation de l'individu qui se soustrait à sa servitude». Pour ainsi dire, l'héroïsme érigé en «archétype de la condition humaine» pousse essentiellement les individus à s'inscrire dans un culte de la performance et à considérer certaines activités sportives comme l'aboutissement de leur travail salarial et plus globalement de leur nature humaine.
L'augmentation radicale du nombre de grimpeurs au sommet de l'Everest apparaît comme le résultat d'un conditionnement social très marqué. Ainsi, comme le note l'ethnologue Eric Boutroy, par la valorisation de l'effort individuel et le goût du risque, l'expédition devient «une métaphore en action du culte de la performance». En somme, pour éviter ces types de drames, et autres événements mettant en danger des individus au plus haut sommet du monde, il faut implicitement repenser notre société, et cesser de promouvoir au travers les instances socialisatrices, comme peuvent l'être l'école ou le monde du travail, une logique permanente de dépassement de soi.