Le tournoi masculin est quasi joué d’avance : Nadal ou Djokovic, Djokovic ou Nadal ? Du coup, il faut investir les interstices et dans le genre, le tableau recelait une authentique merveille mardi : le match le plus vieux de toute l’histoire de Roland-Garros. Il fallait sortir le boulier : 37 ans et 262 jours pour l’Espagnol Feliciano Lopez, 40 ans et 101 jours pour le géant (2,11 mètres) croate Ivo Karlovic. On arrivait ainsi au total de 77 ans et 363 jours, record battu.
Les deux vétérans ont joyeusement planté 49 aces sur le court numéro 6 (35 pour le Croate) et Karlovic l’a emporté (7-6 [4], 7-5, 6-7 [7], 7-5) en trois heures et six minutes, gagnant le droit d’affronter ce jeudi l’Australien Jordan Thompson et d’aller quérir face à des journalistes américains pétris de respect devant ce phénomène de longévité une petite demi-heure de gloire médiatique dont l’intéressé n’a pas grand-chose à faire.
«Morceaux»
Ivo Karlovic est un homme timide, qui a longtemps eu des difficultés pour s’exprimer en public - il a travaillé là-dessus mais hésite encore un peu, alors qu’il n’a aucun problème dans une simple conversation. Et quand il cale son grand corps derrière une table, il se demande bien ce qu’on lui veut, même à son âge.
Mardi, le natif de Zagreb - il réside aux Etats-Unis, à Miami - n'aura pas eu droit aux honneurs de la grande salle de presse mais à un coin à peine éclairé, donnant une couleur intimiste au moment. Sur son âge : «Tous ceux qui me croisent me demandent jusqu'à quand je vais continuer à jouer sur le circuit. Je réponds que je ne sais pas. Avant, ceux que je croisais m'interpellaient sur ma taille, combien tu mesures, est-ce que c'est facile à vivre, etc. On est passé d'un truc à l'autre.»
On guette un sourire, une esquisse. Mais non. «J'ai passé ces deux derniers mois à la maison, à Miami. J'ai vu mes enfants tous les jours, je les emmenais à l'école, j'allais les chercher puis, une fois qu'ils étaient couchés, j'allais au gymnase pour m'occuper de mon corps, entre 23 heures et 1 heure du matin. J'étais souvent tout seul. Je ne peux pas faire autrement : à mon âge, il faut travailler physiquement sans arrêt. Quand j'ai mal quelque part, au dos par exemple, je laisse tranquille cette partie de mon corps et je m'occupe des autres ; les cuisses, l'épaule… Puis, quand la douleur est passée et que j'ai mal ailleurs, je fais pareil. Je travaille mon corps par morceaux.»
Puis : «Ce n'est pas facile de laisser ma famille pour aller disputer les tournois. Aujourd'hui, les moyens de communication modernes permettent cependant de garder le lien. Comme ça, mes enfants savent que leur père est vivant.» On attend un sourire : Karlovic ne bouge pas un muscle. On imagine quand même qu'il sait l'effet qu'il produit. Le grand Croate vient d'un monde oublié : l'empirisme, les débuts de carrière où, pour être issu d'un pays sans aucune filière de formation, il s'est débrouillé seul pendant des années, écumant les tournois de quatrième zone pour gagner quelques dollars en essayant de plier sa grande carcasse dans des trains de nuit et de trouver quelques heures de sommeil sans se faire piquer ses affaires.
Il nous avait raconté ça en 2011, illustrant son propos avec une anecdote incroyable : la fois où il a dormi dans des toilettes publiques. Attiré sur un petit tournoi en Gironde par une promesse de défraiements, il avait trouvé porte close : sans argent et pris par la pluie, il s'était abrité dans des toilettes publiques et avait fini par y trouver le sommeil, difficilement certes à cause de sa taille.
«Envolée»
Le lendemain, Karlovic s'était imposé. «Je me suis alors demandé si ça ne valait pas le coup de retourner dormir dans les toilettes publiques, les mêmes, pour mon karma.» Et il avait lâché ça, aussi pince-sans-rire que mardi quand il a expliqué ses séances nocturnes de gym. Il y a dix ans, les débats sur son service faisaient rage : on parlait carrément de supprimer la première balle de service, ce qui aurait effacé le Croate du tableau puisqu'il existe techniquement par sa taille, c'est-à-dire par ses aces et services gagnants. La menace s'est envolée.
Et Ivo Karlovic voit juste : aujourd'hui, les regards que le monde du tennis porte sur lui ne sont plus ceux que l'on pose sur un freak, mais sur un survivant et un joueur courageux, c'est-à-dire qu'il y aura gagné du respect et de la tendresse. «Si je me retourne sur ma carrière, je peux dire que ma victoire la plus importante fut la victoire sur [l'Australien Lleyton] Hewitt à Wimbledon en 2003, explique-t-il. Je n'étais pas sûr de pouvoir faire du tennis un métier, les signes n'allaient pas dans ce sens. Quand tu bats un numéro 1 mondial, le chemin devient beaucoup plus clair. Sans ça, je ne serais peut-être pas là devant vous.» Deux tours plus tard, il était tombé face à Max Mirnyi, un grand Biélorusse en débardeur, qui avait fait scandale dans son pays parce qu'il avait posé à poil et qui a quitté le circuit l'an dernier. Le temps passe trop vite.