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Mahut-Paire-Moutet : la pyramide des âges

A 37, 30 et 20 ans, les trois Français jouent ce vendredi leur troisième tour à Roland-Garros. Avec leurs styles bien particuliers, ils racontent les différentes époques du tennis hexagonal.
Benoît Paire face à Hugues Herbert, mercredi. (Photo Christian Hartmann. Reuters)
publié le 30 mai 2019 à 20h36

Choc cosmique ce vendredi pour le tennis français Porte d’Auteuil, sur le mode : passé, présent et futur, avec la carotte d’un troisième tour - donc d’un tournoi de Roland-Garros réussi - en cas de succès contre des adversaires difficiles (ils n’ont pas gagné deux matchs par hasard) mais jouables. La préséance à Nicolas Mahut, 37 ans, opposé à l’Argentin Leonardo Mayer dans ce qu’on imagine être une opposition de style puisque l’Angevin vit par l’attaque, meurt aussi souvent par l’attaque… Sauf qu’il a fini - le privilège de l’âge, il s’est longtemps interrogé sur son identité tennistique - de se poser la question de ce qui est bien ou mal : il attaque. Mercredi, il a célébré sa victoire sur le court numéro 14 avec son fils dans les bras : ça dit déjà la passation, l’après. Son double astral est passé à autre chose.

Du coup, celui que l'on voit sur le court, le joueur, l'homme qui aura passé une bonne partie de sa carrière dévoré par les doutes, voyage enfin léger. «Là, très clairement, j'ai complètement lâché prise, expliquait-il après son succès face à l'Allemand Philipp Kohlschreiber. Plein de fois, dans la carrière de tous les joueurs, ceux-ci se disent "j'essaie de faire mon truc, de jouer relâché" puis l'événement les rattrape, il y a le décompte des points qui empêche de jouer comme à l'entraînement. Là, pour la première fois à Roland, je me dis : "Ce sont peut-être tes dernières cartouches, vas-y, profite…" Finalement, ça paye. C'est plus difficile de le faire en début de carrière. Peut-être que là, comme je me rapproche de la fin…» Il voit le tennis comme un jeu. Ça vaut le coup d'attendre.

Grand moment de tendresse mercredi quand il est revenu sur ses propos quelque peu elliptiques concernant une possible fin de carrière : deux jours que les journalistes tenaient des conciliabules pour interpréter ce qu'il avait raconté lundi. «Je vais clarifier… Peut-être que je ne m'exprime pas très bien. Je n'ai aucune envie d'arrêter le simple. Si je dis stop c'est qu'à un moment donné, mon classement ne me permettra pas d'entrer dans les tableaux des tournois. Et si tu n'entres pas dans les tableaux, tu ne joues pas, voilà.» Le tennis décidera pour lui. Au fond, il n'avait pas voulu faire de sa retraite de joueur une grande histoire. Le malentendu était parti de là. L'impression générale laissée par Nicolas Mahut est très agréable, parfois complice, même dans des contextes tendus. On l'avait croisé en équipe de France de Coupe Davis sur la fin de la mandature Noah, quand les raouts médiatiques ressemblaient à des batailles rangées avec le capitaine pour donner la note - la morgue, l'ironie - et Lucas Pouille pour prendre sa foulée.

Nicolas Mahut essayait, lui, de répondre aux questions et de faire entendre on ne sait trop quelle différence ; un type normal égaré dans un western pourri. Quand on lui parle de sa longévité, il renvoie à l'époque : «Je pense que cela a beaucoup évolué. Il y a quinze ans, les joueurs voyageaient seulement avec leur entraîneur. Puis sont arrivés des kinés, des préparateurs physiques, des nutritionnistes, des préparateurs mentaux… Les joueurs sont mieux préparés, ils ont une meilleure hygiène de vie donc, forcément, on tient plus longtemps. Il y a vingt ans, tu faisais ton match, tu t'étirais à peine et tu recommençais le lendemain. Le corps s'usait vite.» Aujourd'hui, un type comme lui peut profiter d'un généreux supplément de programme et il se découvre encore. Mahut profite, et nous avec lui.

Cristaux de glace

Opposé ce vendredi à l'Argentin Juan Ignacio Londero, Corentin Moutet, lui, ne partage rien du tout. Le truc un peu crispant, c'est qu'il ressort de l'exercice médiatique content de lui, alors que la récurrence des poncifs - «j'apprends tous les jours», «on est tous différents», «un Grand Chelem, c'est quatre fois par an et il peut y avoir un vainqueur différent à chaque fois» - installe de facto une atmosphère de confrontation. C'est le moment de prendre notre part. Le tennis est un sport mystérieux, aux ressorts indémêlables - progresser sur un coup à long terme peut vouloir dire régresser sur ce même coup à court terme, sans garantie d'amélioration en plus - et les questions des journalistes ne rendent pas toujours justice à la complexité des démarches des joueurs.

De plus, Moutet a 20 ans. A cet âge, le joueur avance dans la vie les yeux fermés, autocentré, répétant les mêmes éléments de langage non pas pour enfumer l'assemblée, mais se convaincre soi-même, comme on frappe 400 coups droits long de ligne à l'entraînement pour automatiser le geste. Pour Moutet, ça donne ceci : «On [lui et ses entraîneurs, ndlr] fait le job tous les jours et puis, quoi qu'il arrive, on continuera à faire le job, que je perde ou que je gagne. On essaie de ne pas se laisser influencer par la victoire ou la défaite pour continuer à faire tous les jours le travail, à bien le faire et c'est le plus important.» Il n'explicitera jamais ce fameux travail : l'ABC de la communication sportive et comme son entraîneur, Emmanuel Planque, ne s'exprime plus publiquement depuis qu'il s'est séparé de Pouille en novembre, les circonvolutions de Moutet dans le tableau ont un petit côté «société secrète».

On a quand même vécu un moment terrible mercredi, quand le joueur s'est vu demander s'il s'astreignait à un travail mental : «J'estime que la question que vous me posez là est personnelle.» Là, c'est une vingtaine d'années d'incurie du système de formation hexagonale qui ont défilé sous nos yeux. Moutet a entendu : «Est-ce que vous avez parfois peur quand vous disputez un match de tennis ?» Et la réponse est oui. Pour tous les joueurs du circuit, du plus fort à celui qui débute, de Roger Federer - qui s'avouait tendu au moment de retrouver le public de Roland-Garros dimanche - au fantasque Nick Kyrgios en passant par Corentin Moutet. Tenant du titre des tournois de Wimbledon, de l'US Open et de l'Open d'Australie, le Serbe Novak Djokovic a multiplié en toute transparence ces dernières années les tentatives pour éclaircir sa psyché, travaillant par exemple brièvement avec l'ex-numéro 1 mondial Andre Agassi ou affichant son intérêt pour Masaru Emoto, un Japonais prétendant modifier la structure des cristaux de glace selon qu'il exécutait ou pas l'hymne national saoudien dans la pièce où ces cristaux se formaient.

Mouvement pendulaire

Le tennis est une jungle : l'absence de travail mental effectué en France lors des cycles de formation du joueur et la suspicion de faiblesse que l'on colle à ceux qui s'y mettent quand même révoltaient encore en début de semaine Yannick Noah, intarissable sur le sujet («Vous ne trouvez pas que quand il rentre sur le terrain, Federer est un peu en place dans sa tronche ?» dans le podcast Echange d'Antoine Benneteau). Ce travail mental, c'est justement la grande affaire du dernier tricolore du jour : Benoît Paire, 30 ans, à mi-chemin entre ses deux compatriotes.

Paire avance avec le plus beau match de la première semaine dans la poche du short : son deuxième tour contre le Français Pierre-Hugues Herbert, une lutte acharnée (6-2, 6-2, 5-7, 6-7, 11-9) bouclée à la nuit tombée sur le Suzanne-Lenglen dans une formidable ambiance de fraternité entre les deux joueurs, conspirant pour faire monter le public aux rideaux. Pendant le match, Herbert a fait appel au soutien des spectateurs. Paire non : «Dans ma tête, on est déjà tellement nombreux… Je n'avais pas besoin d'eux. Je me disais déjà : Calme-toi, essaie de te remettre dedans et de retrouver le fil conducteur, ne t'échappe pas en te disant "le public, le truc…"» D'une certaine façon, le potentiel de séduction du discours de l'Avignonnais vaut celui de Mahut.

Après, la même personne ne sera pas sensible au deux. Historiquement, Paire est le bad boy du tennis tricolore depuis les Jeux de 2016, où il avait refusé de loger au village olympique avec les copains pour vivre sa romance avec la chanteuse pop Shy'm : exclusion de l'équipe de France dans la foulée et Lucas Pouille qui embrasse le drapeau et le patriotisme sportif, fustigeant «ceux qui crachent sur le maillot». Le Nordiste a gagné la partie médiatique. Les joueurs, eux, ont plus ou moins ouvertement marqué leur soutien à Paire : il était à Rio pour gagner un tournoi de tennis, pas pour passer sous les diktats fédéraux et dormir là où - et à quelle heure - on lui disait de dormir. Mais le joueur s'est arrangé de son image. En janvier, dans Society, il vantait encore le côté utile, quoique un peu superficiel, des réseaux sociaux : «Pour rencontrer une nana d'un soir, c'est très facile, je ne dis pas l'inverse. Mais pour l'instant, je n'ai pas encore rencontré l'âme sœur sur Instagram.» Quelques semaines plus tôt, il s'affichait sur ce même réseau au réveil, le dos griffé, pour témoigner de ses folles nuits.

Ça ne fait pas de mal au joueur : Paire a effectué un début de saison brillant, s'imposant à Marrakech et Lyon et expliquant sa bonne fortune par des vacances qu'il s'est accordées en mars pour en finir avec un début de saison où le plaisir qu'il prenait à l'entraînement disparaissait durant les matchs. On a pensé au mouvement pendulaire et au relâchement décrits par Mahut : pour être raccord avec le tennis, il faut parfois savoir en sortir. Après, ceux qui sont extérieurs au tennis peuvent en penser ce qu'ils veulent. Benoît Paire s'en amusait en début de semaine : «Maintenant, les gens m'aiment bien. Pourtant, je suis bien placé pour savoir que je suis exactement le même mec. Donc, c'est leur regard sur moi qui a changé.» Le postulat d'Euclide du sport : on regarde les résultats et partant de là, on fantasme le joueur. Dont on ne sait rien, et dont on ne comprend que ce qu'il veut bien laisser paraître ou raconter. Ce vendredi, Benoît Paire affrontera sur le court Simonne-Mathieu l'Espagnol Pablo Carreño Busta, un «faux» joueur espagnol puisqu'il est plus à l'aise sur ciment (demi-finaliste à l'US Open en 2017) que sur terre battue. Pour ce que valent les apparences…