Du bruit, des joueurs en larmes, des conférences de presse post-match ressemblant à la cérémonie des oscars - «je remercie ma famille, sans quoi rien n'aurait été possible» - et des remontées de pendules post-première mi-temps dans un vestiaire chauffé à blanc ; ne bouge pas, meurs et ressuscite. Le club londonien des Tottenham Hotspur dispute ce samedi à Madrid contre le FC Liverpool l'une des plus improbables finales de Ligue des champions de l'ère post-Bosman, et ce sont encore ces engueulades que l'on entend, le cœur d'un «système» basé sur l'empirisme et la réaction, un chaos qui sort par les trous de nez des intéressés : le capitaine et international tricolore Hugo Lloris, ou encore le coach argentin Mauricio Pochettino, ont parfois exprimé une forme de ras-le-bol.
Le 30 avril, Tottenham est à la rue après les quarante-cinq premières minutes de sa demi-finale aller contre l'Ajax d'Amsterdam quand son meilleur joueur, blessé depuis des mois, prend la parole : «C'est ça que vous voulez ? C'est ce souvenir-là que vous voulez laisser aux gens ?» Harry Kane sera entendu. «Aujourd'hui, on en rigole, expliquera le défenseur Kieran Trippier. Mais ça n'a amusé personne sur le coup.» Huit jours plus tard, bis repetita : vainqueur à l'aller (1-0), l'Ajax danse sur le ventre de son adversaire et mène 2-0 à la pause quand Pochettino leur rentre dedans. «Il nous a dit qu'on était nuls, témoigne sobrement Lloris. Il n'avait pas tort non plus. En principe, une équipe de Premier League [le championnat anglais, ndlr] remporte les duels. Et là, on les perdait tous.»
Convoi brinquebalant
L’attaquant remplaçant Lucas Moura, viré du Paris-SG en 2018 pour faire de la place à Kylian Mbappé (ce qui peut s’entendre), surgira des limbes pour inscrire trois buts du gauche. Lui, le pur droitier. Tout est comme ça. En quart de finale, ce bon vieux Moussa Sissoko rejoint les vestiaires de l’Etihad Stadium de Manchester City à l’issue du quart de finale retour de Ligue des champions avec la certitude d’être éliminé. L’intensité du combat fut phénoménale, c’est un monde qui s’est écroulé sur son dos. On le rattrape : un coup de VAR (l’assistance vidéo) et sept minutes de délibération ont annulé le dernier but de City pour une position de hors-jeu d’une quinzaine de centimètres. Lors du premier tour cet hiver, un nul opportun entre l’Inter Milan et le PSV Eindhoven lors du dernier tour de poule avait déjà permis aux Anglais de se qualifier en passant par le chas d’une aiguille.
L'idée générale est que le football de très haut niveau répond à deux logiques selon les inclinations de chacun, deux façons de voir plus ou moins antagonistes. La première, c'est sa faculté à naviguer sur le capitalisme mondialisé et la logique de marque qui gouverne désormais la stratégie des mastodontes européens. Le club londonien coche quelques cases : son principal actionnaire, Joe Lewis, affiche la 12e fortune du Royaume-Uni (selon le classement 2018 de Forbes), pilote à 82 ans ses multiples business depuis les Bahamas et a dans le passé joué avec les clubs de foot sous son contrôle (Slavia Prague en République tchèque, FC Bâle en Suisse, Vicenza en Italie, l'AEK Athènes en Grèce) comme on s'adonne à un bonneteau à l'échelle européenne.
Pour autant, un sou est un sou : à l'heure où le marché des transferts est devenu une compétition parallèle avec ses vainqueurs et ses perdants, celle-ci est complètement désertée par un club qu'aucun joueur n'a rejoint depuis Lucas Moura en 2018, les 30 millions payés pour le Brésilien laissant une impression de désuétude dans un contexte de flambée générale des prix. Pochettino s'est insurgé publiquement cet hiver : «Il faudra que l'on en discute. Arrive un moment où il faut se donner les moyens de ses ambitions.» Le président exécutif a répondu via un édito publié dans le magazine du club : «Toutes les composantes du club doivent avancer ensemble.»
La seconde logique, c’est la méritocratie : une sorte de netteté s’exprimant à tous les étages du club, la persistance d’un esprit et d’une lucidité qui, portées par la vision d’un coach (Jürgen Klopp à Liverpool, Diego Simeone à l’Atlético Madrid, Pep Guardiola à Barcelone, Munich puis Manchester City) ayant trouvé quelques complices (ses joueurs cadres), installe son équipe sur les sommets comme on surfe sur l’époque. Sans faire injure à une équipe ayant figuré dans le top 4 anglais depuis quatre saisons, le club de Tottenham apparaît justement moins vertueux et solide que pas mal d’autres : un convoi brinquebalant qui couine à chaque virage sans aucune expérience de la Ligue des champions, jamais aussi dangereux que quand son meilleur attaquant (Kane) est sur le flanc, perdant des wagons de matchs (neuf des quinze ayant précédé la demi-finale retour à Amsterdam) et prenant des brouettes de buts alors que son gardien apparaît pourtant au fil des mois comme le principal architecte des exploits du club.
Vaisseau spatial
Peut-être que l'invraisemblable parcours de Tottenham renvoie à une forme d'irrationnel nichée au cœur même du jeu de football. Sinon, ça montre que cette équipe a un secret. Interrogé là-dessus à maintes reprises, Lloris sourit à chaque fois, en affichant un air las. Pochettino, lui, donne tout le mérite aux joueurs et à eux seuls : «Ce groupe de joueurs mérite beaucoup de crédit. Ils ont fait des efforts incroyables. Nous avons surtout montré énormément de caractère, brisé toutes les portes quand les circonstances étaient contre nous avec l'histoire du nouveau stade [en exil à Wembley pendant deux saisons et demie à cause de la reconstruction de White Hart Lane, Tottenham n'est rentré dans ses murs qu'en mars, ndlr]. Voir cette capacité de se battre, encore et toujours, m'a rendu immensément fier. Nous sommes toujours restés positifs. Le football est une affaire de prise de risques, de bravoure, de dureté dans le travail et de faculté à penser positivement quand rien ne va. Notre force, c'est la capacité de se battre.»
L'histoire du stade n'est pas anecdotique. La direction du club l'a envisagé comme un vaisseau spatial permettant à Tottenham d'entrer dans le futur : un coût de 850 millions de livres (1,16 milliard d'euros, le devis de départ était de 400 millions de livres) et une microbrasserie installée dans le coin sud-est pour alimenter un bar de 67 mètres de long (et 773 urinoirs), une attraction baptisée «Sky Walk» proposant l'escalade du mur extérieur de l'enceinte en varappe, la plus grande boutique de supporteurs d'Europe et un hôtel intégré… «Un exploit, pour le président, Daniel Levy, parce qu'on l'a fait dans un des quartiers les plus peuplés de Londres.» Certes : mener une politique de rachat de terrains et d'expropriation dans un arrondissement où 100 000 ménages sont sur liste d'attente dans l'espoir d'obtenir un logement à loyer modéré alors que 3 000 autres occupent un gîte provisoire, ça relève du prodige, du moins si l'on privilégie la vision d'un capitalisme triomphant à une certaine idée de la mixité sociale.
Zone démilitarisée
Tottenham a de l’argent. Beaucoup : simplement, il n’est pas sur le terrain. D’où l’impression générale d’un club qui se cache derrière son équipe première ; une énorme machine avalant tout en coulisse pendant que son coach hurle à la Lune son manque de moyens tout en bricolant avec un réprouvé brésilien (Lucas) et un Sud-Coréen. L’histoire est authentique : si l’attaquant Heung-min Son n’avait pas remporté les Jeux asiatiques en décembre avec sa sélection, il n’aurait pas coupé à son service militaire pour service rendu à la nation et surveillerait sans doute, le poil ras, la zone démilitarisée séparant les deux Corées.
Dans le genre, l'émergence au très haut niveau de Kieran Trippier est une sorte de conte de fées. Quand Tottenham va le chercher en 2e division à Burnley en 2015, le natif de Milton Keynes est un jeune homme tatoué de partout notoirement porté sur la bouteille, défenseur un peu suspect habitué des commissions de discipline pour sa propension à la bagarre. Trippier a monté les échelons marche par marche.«Nous étions à Hongkong pour la tournée de fin de saison en mai 2018, a expliqué le joueur en février. En début de séance, le coach vient et me dit : "Je dois te parler. Tu es mal barré." Il repart et ne me dit plus rien durant l'entraînement. Pas un mot. Je me suis demandé ce que j'avais fait. A la fin, il m'a demandé de venir. Il m'a alors félicité : il devait m'apprendre que j'étais convoqué pour le Mondial russe avec la sélection anglaise.»
A 27 ans : bien trop tard pour s'imaginer un futur dans les très grands clubs européens. Pour autant, si le club londonien l'emporte ce samedi, il sera champion d'Europe sans ça, un an après avoir inscrit un but lors d'une demi-finale mondiale, perdue (1-2 après prolongations) contre la Croatie. Ce n'est pas le sens de l'histoire mais, comme le remarquait un éditorialiste de The Independent après la qualification à Amsterdam, «le premier tour de Tottenham [lors de cette édition 2018-2019 de la Ligue des champions, dans un groupe comprenant l'Inter Milan, le PSV Eindhoven et le FC Barcelone] ressemblait déjà à une agonie, et on y est encore».
Au fond, une victoire des Spurs aurait une valeur inestimable : pour emprunter un nombre considérable de sens interdits, elle ouvrirait un espace de réflexion. On n’a aucune raison de croire qu’ils sont plus intenses ou courageux que les joueurs de Manchester City ou ceux de l’Ajax d’Amsterdam. Mais ils ont trouvé une solution différente à chaque fois. Peut-être que cette équipe, c’est un sac à malices.