Menu
Libération
Portrait

Giro: Richard Carapaz, un champion surgi du désert cycliste

L'Equatorien de 26 ans s'offre, avec le Tour d'Italie, une revanche sur un début de carrière semé d'embûches.
L'Equatorien Richard Carapaz à l'arrivée du Tour d'Italie dimanche 2 juin. (Luk BENIES/Photo Luk BENIES. AFP)
publié le 2 juin 2019 à 18h58

Une chevauchée à vélo sur le volcan Chiles, 4723 mètres aux confins de l'Equateur et de la Colombie, et ce cratère qui crache encore. Antonio Carapaz a beau chercher, il ne voit que cette explication à la victoire magistrale de son fils Richard, 26 ans, dans le 102e Tour d'Italie qui s'est conclu ce dimanche à Vérone. Ainsi, le premier Equatorien à remporter une épreuve cycliste de trois semaines, inconnu du grand public mais téméraire, s'endurcirait entre deux camions fous et la menace des giclées de lave, et c'est de là qu'il puiserait sa force. Belle histoire. Mais la réalité est plus abrupte : Carapaz n'aurait jamais dû découvrir le vélo, encore moins persévérer dans ce sport, et sa réussite actuelle n'est qu'une goutte d'eau dans un océan de probabilités.

Cet attachant prodige a inquiété l’Union cycliste internationale (UCI) au milieu de la saison 2013. Il avait alors écrasé les championnats panaméricains Espoirs avec deux minutes d’avance et terminé neuvième de son premier test européen, le Tour des Pays de Savoie, un rang derrière l’actuel co-leader d’AG2R la Mondiale, le Français Pierre Latour. Cette éclosion fait craindre un fiasco. La fédération internationale, via son Centre mondial du cyclisme, académie réservée aux jeunes talents de pays défavorisés, connaît par cœur les trajectoires brisées. Un parent malade qui impose de mettre le vélo au clou. Un team local qui propose un pont d’or, le champion qui reste à ses racines et renonce à un calendrier européen – là où se décident les carrières – pour une équipe sordide qui pousse souvent à la piqûre.

Offres mirifiques

Combien ont plongé ? Pour un Christopher Froome façonné et promu en vainqueur du Tour de France – du temps où le Britannique était Kenyan –, le centre d’entraînement monté par l’UCI compile les défections et les naufrages. Tel coureur brusquement retourné chez lui pour reprendre la ferme familiale. Tel autre qui rentre en Bolivie pour devenir prêtre… C’est ce sort qui guette Richard Carapaz. D’autant que l’Equatorien n’a même pas accepté de rejoindre cette académie d’excellence et de bons conseils. Courir en Italie, France ou Espagne ? C’est son rêve. Mais il y a sa compagne qui le retient au pays, et des offres mirifiques d’équipes, comme la succursale sud-américaine de Movistar, où il n’ira jamais.

Il a toujours su ce qu'il voulait. Maintenant, il hésite. En février 2014, le cycliste est toujours sans contrat. «Je cherche une équipe qui s'occupera bien de moi et me garantira de pouvoir disputer des courses en Europe», confiait-il. Dans le même temps, il négocie avec un club colombien, juste de l'autre côté de la frontière. Il y a un trait noir sur la carte pour délimiter les deux nations : d'un côté un bastion du cyclisme, qui en a fait le sport prince, dans les hurlements de postes transistor qui retracent à distance les exploits des valeureux Colombiens ; de l'autre, l'Equateur, désert du vélo. Mais courir en Colombie, c'est s'enterrer. Au Centre mondial, les entraîneurs, sans nouvelles de Carapaz, ont raturé son nom : encore un beau cycliste perdu, rattrapé par une vie où rouler sur deux roues est un luxe inutile.

Huit vaches à traire

Carapaz est né dans la Cordillère des Andes, localité d’El Carmelo, 2 900 mètres d’altitude. A quatre ans, il gratte des tas de ferraille, fasciné par les reliques de vélo rouillés. Son père lui en offre un qui marche. A quatorze, il s’interrompt : sa mère souffre d’un cancer du sein et les allers-retours incessants des parents à l’hôpital l’obligent à tenir la ferme avec son grand-père. Huit vaches à traire tous les matins, l’estafette du laitier à attendre, et puis l’école. Mais il revient, il vole, il gagne. Vient la saison 2013 en forme de promesse. Il s’arrête encore en 2014. Finalement, il n’a pas trouvé d’équipe. Ou si nulle. Ou si tard. Il continue à s’entraîner : sait-on jamais ? Un véhicule le jette à terre. Il est blessé. S’il parvient à reprendre la compétition, son palmarès 2015 n’inspire plus l’émerveillement.

Des courriers comme des bouteilles à la mer et, saison 2016, le voilà dans une équipe amateur en Espagne. Richard Carapaz reprend le cours de ses succès. En Europe, enfin. Il devient professionnel l’année suivante, s’adjuge une étape du Tour d’Italie et la quatrième place au classement en 2018. On se disait que c’était déjà bien – pardon, inespéré. Il avait eu toutes les chances de crever l’écran, les avait perdues, et il les ressortait triomphal de sa poche comme des billes de verre. A quel moment a-t-il fait le plus dur ? A 4 ans ? 14 ans ? L’année 2014 ? Ou cette saison, lorsqu’il lui a fallu décrocher de haute lutte ses frusques de leader, dans une équipe qui comprend le champion du monde Alejandro Valverde ? Le «petit» Carapaz était voué à cueillir un succès d’étape. Il en remporte deux, ainsi que le classement général, conquis à huit jours de l’arrivée. Le forfait du Colombien Egan Bernal, annoncé pour le sacre, l’abandon du Néerlandais Tom Dumoulin, les bévues et craquages du Slovène Primoz Roglic (troisième du classement à 2’30"), le tranchant émoussé de l’Italien Vincenzo Nibali (deuxième à 1’05") ou du Britannique Simon Yates : les déboires des uns ne retirent rien à son exploit.