Dans le vocabulaire de Gaëtane Thiney, il y a des mots qui reviennent souvent. «Projet» par exemple. Il faut en «lancer», ou en «être actrice». Le sien est «double» : c'est l'expression d'usage pour les footballeuses «slasheuses», qui cumulent le ballon avec un autre job. L'autre terme, c'est «performance», dont la joueuse est constamment «à la recherche», et dont il faut «maîtriser tous les détails». Quand on la rencontre à Orly, fin avril, dans une salle de réunion du nouveau centre d'entraînement du Paris Football Club (Paris FC), on a l'impression, entre ce discours, la table en mélaminé et son tailleur bleu marine, d'avoir plutôt affaire à une cheffe d'entreprise qu'à une sportive.
Elle est les deux. Auto-entrepreneuse : en équipe de France, à 33 ans, l'ancienne fait toujours figure de curiosité, l'une des deux seules Bleues sélectionnées pour cette Coupe du monde à ne pas avoir d'agent, et l'une des rares à avoir conservé une activité professionnelle. Hors des terrains, la milieu offensive travaille au développement du football des enfants à la FFF. «J'ai besoin de m'épanouir différemment», argumente-t-elle, tout en évoquant les empires fondés par Zidane ou Ronaldo, autant businessmen que footballeurs selon elle. Par le passé, ce «double projet» lui a été reproché. Ce fut le cas après l'élimination par l'Allemagne à la Coupe du monde 2015 : au bout des prolongations, elle rate la balle de match à trois mètres des cages. Le début d'une histoire compliquée avec une équipe de France dont elle est pourtant l'une des têtes d'affiche depuis 2007 et sa première cape. Le sélectionneur Philippe Bergeroo l'écarte en octobre 2015, prétextant un couvre-feu dépassé de dix minutes pendant la compétition. On subodore plutôt des querelles d'influence et des inimitiés, comme il en existe dans tous les vestiaires : «Quand je suis revenue en 2016, après la nomination d'Olivier Echouafni, j'ai mis les choses au clair avec les cadres. Qu'elles aient ma version, que je ne m'étais pas permise de raconter publiquement.» Elle disparaîtra de nouveau quelques mois après l'intronisation de Corinne Diacre, avant de revenir dans le onze bleu en mars 2018.
Pile à temps pour ce Mondial en France. C'était annoncé : en juin 2016, après sa non-sélection pour les Jeux olympiques, Thiney poste sur Instagram une prophétie autoréalisatrice : «Je garde la forme, même si j'aurais aimé qu'elle soit olympique. Objectif CDM 2019.» On lui demande si elle avait élaboré un rétroplanning pour cette échéance. «J'en serais capable !» s'amuse-t-elle. Opiniâtre, les éloignements répétés n'ont pas entaché son rapport à l'équipe de France, au contraire : «Cela m'a sûrement permis d'y être encore aujourd'hui. J'ai trouvé des moteurs différents pour ne pas baisser les bras.» Elle dit avoir vécu une période trouble, s'est aménagée une task force en conséquence : un osthéo, une masseuse et surtout une psychologue du sport, Meriem Salmi, qui suit notamment le judoka Teddy Riner. «Je suis quelqu'un de très cérébrale, raconte Thiney. Et quand vous ne trouvez pas d'issue, vous tournez en rond. A un moment, il faut que quelqu'un vous ouvre des portes.»
Si la native de Troyes est attentive à sa santé mentale, c'est peut-être à cause de la profession de ses parents, tous deux infirmiers psy à Brienne-le-Château dans l'Aube, 3 000 âmes. C'est là qu'elle a commencé le football, dans une famille passionnée, et suivant les traces d'une autre internationale, Marinette Pichon, originaire de ce même village : de dix ans son aînée, la détentrice du record de buts en bleu n'est pas tout à fait son modèle, «mais elle a montré que c'était possible». C'est peut-être grâce à elle que Gaëtane Thiney n'a pas connu le sexisme à ses débuts : «On savait qu'une fille pouvait jouer au foot. Petite, je n'ai jamais ressenti de différence filles-garçons. J'avais du caractère, j'étais même capitaine des garçons !»
Sur le terrain, buste droit, menton relevé, Thiney a l'élégance créative et le pied droit clinique. Ni tout à fait meneuse de jeu ni tout à fait attaquante, quand elle décrit son rôle chez les Bleues, c'est de la topographie : «La difficulté de ce poste, c'est de jouer dans un espace réduit avec très peu de temps. Je dois constamment me repérer spatialement. Avec l'expérience, je pense plus à l'équilibre de l'équipe : compenser les déplacements des autres, compléter les courses devant le but quand il y a des centres, être dans la bonne zone au bon moment.» Communicante avisée, alternant le chaud et le froid, on sent chez Gaëtane Thiney une maîtrise roublarde de son storytelling. Son expérience comme consultante télé il y a quelques années lui sert actuellement pour dompter les attentes avant ce Mondial hyperexposé. En près de vingt ans de carrière, elle a accompagné toutes les phases de médiatisation de son sport, assumant, par exemple en 2009, avoir tombé le maillot pour une campagne de promotion provoc, titrée «Faut-il en arriver là pour que vous veniez nous voir jouer ?». Vendredi, elle sera en prime-time sur TF1. Du chemin a été fait.
Gaëtane Thiney reste chez les Bleues un témoignage d'un foot féminin vintage. Elle débute à Saint-Memmie à 15 ans, quand la première division dessinait une carte de France plus rurale. A 20 ans, le décès d'une coéquipière après une longue maladie provoque un électrochoc : elle prend sa carrière au sérieux, quitte le club familial de la banlieue de Châlons pour Compiègne. En 2008, Thiney rejoint Juvisy, qui fusionnera en 2017 avec le Paris FC. Deux fois meilleure joueuse de D1, elle est restée loyale tout ce temps au club francilien : «J'aurais pu partir, aller prendre beaucoup d'argent. J'ai préféré aider le club à se développer.» Dans le nouveau centre d'entraînement du PFC, féminines et masculins sont logés à la même enseigne, une première. «Quand, aujourd'hui, des jardiniers arrosent un terrain hybride avant notre entraînement, limite, je suis émue.» Après une cinquième place cette saison, la capitaine a prolongé de deux ans. Elle fait barrage quand on essaie de connaître ses émoluments : ils se situeraient aux alentours des 5 000-6 000 euros, sans compter ses sponsors et son emploi à la fédération.
Côté politique, on la devine aisément libérale : «Ma vision est très sociale à la base, vu le cadre dans lequel j'ai grandi, et, en même temps, je crois beaucoup au fait de lancer des projets, d'entreprendre.» Sur sa vie privée, elle reste mutique, et son emploi du temps ne lui laisse pas tellement de place pour les loisirs, si ce n'est pour aller au restaurant chez ses amis chefs («de la bistronomie, pas forcément des étoilés») ou tenir la barre d'un bateau à moteur - elle a son permis - tous les étés en Corse. «Mon moment de lâcher-prise.» Cette année, elle espère ne pas prendre la mer avant le 7 juillet.
1985 Naissance.
2000 Débuts en 1ère division.
2007 1ère sélection.
2008 Rejoint Juvisy.
7 juin 2019 France-Corée du Sud en ouverture de la Coupe du monde.