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Mondial

En Espagne, les footballeuses ne restent plus sur la touche

Coupe du monde féminine de football 2023dossier
Invisible il y a encore deux ans, le foot féminin rassemble dans le pays un public de plus en plus large. Ce mercredi, la sélection rencontre l’une des meilleures nations, l’Allemagne.
Lors de la rencontre de première division féminine entre l’Atlético Madrid et le FC Barcelone, le 17 mars. (Photo Gabriel Bouys. AFP)
publié le 11 juin 2019 à 20h06

Ce jour de mai, dans les gradins du Wanda Metropolitano à Madrid, l'ambiance est à la fête et la passion pour le ballon rond à son comble. On est à la mi-temps, l'Atlético joue chez lui. Dans la foule enfiévrée, on entend ces cantiques à gorges déployées : «Le Front est là/ Je vais mourir pour toi/ Atleti de Madrid !» ou bien Can't Take My Eyes Off You, par Gloria Gaynor. Les buts défilent à la pelle, en faveur de l'équipe locale, accompagnés par des applaudissements, une musique disco amplifiée par des haut-parleurs.

Ce n’est pas du foot masculin, qui a toujours tout monopolisé en Espagne. Sur la pelouse, ce sont 22 joueuses qui évoluent. Parmi elles, les stars de l’Atlético, Silvia Meseguer, Esther González, Jennifer Hermoso, meilleure buteuse du championnat avec 24 réalisations, ou Amanda Sampedro, la «numéro 10» et meneuse de jeu.

Le match est révélateur de la force de l’Atlético Madrid. Curieusement, en face, ce sont les joueuses du Real Madrid - meilleur club du monde chez les hommes -, mais elles ne font pas le poids. Avec le FC Barcelone, premier club féminin espagnol en finale de la Ligue des championnes cette année (battu par l’Olympique lyonnais 4-1), l’Atlético Madrid survole les compétitions nationales : il a remporté les trois dernières Liga Iberdrola (le championnat espagnol), et a été finaliste de la Coupe de la Reine, contre la Real Sociedad. Ce club, situé à l’est de la capitale espagnole, détient un autre record, mondial celui-ci : le 17 mars, dans ce même stade, 60 739 spectateurs assistaient à la rencontre au sommet entre l’Atlético et le FC Barcelone.

Progression

La réussite spectaculaire de ce club illustre l’irruption du foot espagnol pratiqué par des femmes. Il y a encore deux ans, c’était un sport invisible, alors que son équivalent masculin ne cessait de vampiriser programmes de télé et de radio, ainsi que la presse sportive. Désormais, ce n’est plus le cas : des victoires importantes de la sélection et l’intérêt croissant du public et des marques ont changé la donne. Même si leur statut demeure dérisoire en comparaison des équipes masculines, les footballeuses espagnoles sont de plus en plus nombreuses. Au cours des quinze dernières années, le nombre de licenciées a été multiplié par quatre ; entre 2014 et 2017, il a augmenté de 41%, même si les footballeuses ne dépassent pas 6% du total de joueurs.

Aujourd'hui, les matchs féminins sont retransmis à la télévision, avec 105 071 spectateurs en moyenne par rencontre cette saison, soit 37% de plus que l'an dernier. Dans les stades, la progression aussi a été édifiante : quelque 14 000 supporteurs en 2016 pour un match Atlético-Barça, 22 000 en mars 2018, et cette année, donc, plus de 60 000. «Moi, quand j'ai commencé, personne ne me regardait, commente Silvia Meseguer. Aujourd'hui, les gamines et les adolescentes nous suivent, nous admirent, et certains rêvent de nous succéder.»

Le déclic est à la fois sportif et économique. Sur le terrain, d'abord : en 2015, les Espagnoles se qualifient pour leur premier Mondial, au Canada. L'an dernier, l'équipe des moins de 20 ans était finaliste de son Mondial, en France (battue par le Japon en finale après avoir éliminé la France en demie). L'équipe entraînée par Jorge Vilda (13e au classement mondial) a remporté ses huit matchs des éliminatoires et a démarré sa Coupe du monde par une victoire 3-1 contre l'Afrique du Sud ; ce mardi à 18 heures, elle va passer un vrai test face à l'Allemagne (2e).

Le moteur pécuniaire, ensuite : depuis 2016, la multinationale électrique Iberdrola - un des fleurons de l'énergie espagnols qui avait déjà sponsorisé l'équipe nationale masculine - injecte chaque année 4 millions d'euros dans le championnat. Dans ce pays où le combat féministe est très certainement le plus pugnace et actif du monde, un des responsables marketing du géant électrique, Juan Luis Aguirrezabal, justifie l'investissement : «Nous croyons que l'impulsion du football féminin crée plus d'égalité pour les femmes.» Ça, c'est le discours. La réalité est qu'il promet un juteux négoce dans les années à venir.

Disparités

Pour autant, la différence avec les hommes demeure considérable. Eux génèrent 3,6 milliards d’euros par an, seulement pour le championnat ; elles se battent pour des droits du travail basiques. Selon l’avocate spécialisée María José López, entre 30% et 35% des joueuses ont un contrat de dix heures hebdomadaires, et il n’y a pas de convention collective. Les disparités s’installent au sein même du foot des femmes. Les joueuses des «petits» clubs, comme le Rayo ou le Logroño, touchent le salaire minimum, soit 1 050 euros brut mensuels, et bouclent leurs fins de mois avec des emplois complémentaires, elles n’ont pas de congés payés et ne bénéficient pas d’assurance en cas de blessure. A l’Atlético ou au FC Barcelone, les footballeuses, souvent des expatriées, tournent autour de 7 000 euros par mois. Reste aussi à féminiser l’encadrement : sur les 18 personnes de la branche foot des femmes à la fédération, il y a quinze hommes.