A l'inverse des stars occitanes du rap juvénile, Bigflo et Oli, il n'était pas prévu que, même sans façon, le barde auvergnat Jean-Louis Murat s'en vienne fredonner samedi soir un bouquet de comptines saturniennes, au terme de la finale 2019 du Top 14. Nul doute pourtant que l'auteur-compositeur de Suicidez vous le peuple est mort aurait mis une ambiance du tonnerre. Mais, petits bras, les organisateurs en avaient décidé autrement, en préférant juste convier le guilleret duo de frangins, tranchant de la sorte dans un Stade de France pourtant équitablement partagé entre drapeaux jaunes et drapeaux rouges. A croire que l'histoire était écrite d'avance et que la Yellow Army – du nom de la cohorte de supporters suivant l'ASM dans ses grandes transhumances –, malgré une malédiction vaincue en 2010 juste à la veille de fêter un siècle de disette (le club est né en 1911), paraissait vouée à repartir comme si souvent de Saint-Denis la queue entre les jambes.
Le cru 2018-2019 du Top 14 a donc rendu son verdict et, pour la première fois depuis cinq ans, nulle surprise plus ou moins grande n’est venue sanctionner un parcours semé d’embûches, puisque scindé en deux temps et des millions de mouvements, entre saison dite régulière, à savoir un championnat en bonne et due forme (fatal aux cadors de Castres, Toulon et le Stade Français), et phases finales, à élimination directe, coupant cabèche à ceux qui s’y attendent parfois le moins (Montpellier et le Racing, cette fois). Ici, rien de tel : en tête depuis belle lurette, le Stade toulousain a tenu jusqu’au bout, en battant son dauphin, Clermont, 24-18, avec deux essais inscrits et toujours ce mélange de fougue et de maîtrise qui lui a permis de ne jamais céder à la panique, y compris dans les moments virtuellement périlleux.
Presque un sans-faute
«C'est aussi en allant gagner de deux points à Pau en novembre, ou en parvenant à maintenir le cap sans les internationaux, lors des doublons championnat-Tournoi des six nations, que nous en sommes arrivés là», resituait l'ailier Sofiane Guitoune. De fait, le parcours toulousain a frôlé le sans faute, avec seulement trois défaites en championnat et des records battus (102 essais inscrits, 98 points au classement), synonymes d'un jeu offensif, fondé sur la vitesse, le mouvement et le contournement – bref, l'audace, l'ambition et, en un mot, le plaisir, ou du moins l'idée que les esthètes s'en font – qui ravit les travées (les clubs de Top 14 ont attiré en moyenne 13 742 spectateurs par match lors de la saison régulière, deuxième meilleure moyenne de tous les temps, pas loin des 14 000 et quelques de 2010-2011) et l'audimat (France 2 en tête samedi soir, avec 3,2 millions de téléspectateurs, plus les quasi 800 000 de Canal+). A cet égard, il n'est pas surprenant que le match le plus dingue de l'année ait été un certain Toulouse-Clermont qui, mi-avril, avait vu les deux clubs se quitter sur un score de 47-44 à faire pâlir de jalousie les joutes les plus débridées de l'hémisphère sud.
La finale ne fut bien sûr pas de cet acabit. Elle a néanmoins eu la bonne idée de rendre justice au plus grand club français qui, absent du palmarès depuis 2012, a levé pour l'occasion le 20e trophée national de son histoire (signe de confiance : enfilés par les joueurs dès le coup de sifflet final, les tee-shirts célébrant le compte rond étaient déjà fabriqués). L'occasion, en invraisemblable préambule, pour le Sud-Africain Nicolaas van Dyk de demander la nationalité française au président Macron serrant la louche des gladiateurs sous les huées. Réponse, encore plus dingue, à faire s'étrangler toutes les associations d'aide aux migrants : «Banco, on lance la procédure.» Et, en postface, la joie, teintée de soulagement, de tout un groupe, qui gardait ses esprits, du capitaine de 36 ans et double champion du monde néo-zélandais Jerome Kaino («Ce titre était clairement un objectif, il n'en procure pas moins un grand sentiment de fierté»), au demi de mêlée et espoir majeur du rugby français, Antoine Dupont, étreignant pour la première fois les 22 kilos de ce Bouclier de Brennus qu'il avait toujours vu brandi par d'autres à la télé («Il fallait ce titre pour valider une si belle saison et rester dans les mémoires ; savourons-le, car même si nous sommes jeunes et avons un gros potentiel, l'avenir n'offre aucune certitude»).
Ce titre signe aussi la victoire d'un entraîneur, Ugo Mola, qui aura mis quatre ans pour tourner la page Guy Noves (à la tête du staff de 1993 à 2015) sans céder à l'exubérance : «Tout le mérite revient aux joueurs, que je n'ai fait que mettre en scène en participant à l'organisation, aux choix. Ce club reste particulier. Je ne dis pas qu'il est meilleur que les autres, mais on le veut un peu différent. Quand je disais il y a trois ans que cette jeune génération gagnerait avant 2020, on me riait au nez. Mais je savais que ça arriverait. Pas par prétention, mais parce que je les voyais évoluer au quotidien, avec un cœur et un état d'esprit énormes.»
Et en équipe de France?
Une qualité d'ensemble aussi indéniable que le titre apparaît archimérité, mais qui n'est pourtant pas sans poser question(s) dès l'instant qu'on élargit le spectre. Ce sont en effet ces mêmes Antoine Dupont, Thomas Ramos, Romain Ntamack, François Cros ou Julien Marchand (ce dernier blessé), symboles de l'éclatante renaissance de Toulouse, qui sont apparus totalement impuissants en coupe d'Europe face au Leinster et ont été humiliés en Angleterre et en Irlande lors du dernier Tournoi. Car, compte tenu de son hégémonie nationale retrouvée, l'effectif haut-garonnais est normalement redevenu le mur porteur du XV de France. Qui, dans trois mois, va se poser au Japon dans un véritable champ de mines. Pourtant, «je serai le plus heureux des hommes si je vais à la Coupe du monde», glissait samedi soir Sofiane Guitoune, oublié des derniers rassemblements tricolores, avec un sourire à décrocher la lune.