David Wood est professeur d'études latino-américaines à l'université de Sheffield. Il est le principal chercheur d'un réseau international dédié au football des femmes en Amérique du Sud. Pour Libération, il fait le point sur l'évolution du sport dans la région.
Une femme qui joue au foot, ça reste transgressif en Amérique latine ?
Moins qu’avant mais oui. Dans le sillage du mouvement «Ni Una a Menos» (une déclinaison de Me Too née en Argentine en 2016), des campagnes citoyennes ont défié les conventions dans plusieurs pays de la région, concernant ce qu’une fille ou un garçon sont censés faire ou non. Et leur impact est significatif. Les femmes jouent depuis longtemps au foot en Amérique latine, mais aujourd’hui, elles sont de plus en plus nombreuses, ou en tout cas plus «visibles». On est cependant encore loin de pouvoir dire qu’être footballeuse est devenu quelque chose de normal. Pour de larges pans des sociétés latino-américaines, le foot demeure un jeu d’hommes. Parce que ce sport est souvent lié à l’identité nationale, mais aussi parce qu’il reste difficile d’accepter que le rôle d’une femme n’est pas forcément celui qu’on attend d’elle.
Vous liez la progression du foot des femmes sur le continent au contexte politique et socioculturel.
Il y a de fait une forte corrélation entre ces aspects et l'acceptation ou non du foot des femmes. Entre les années 60 et la première moitié des années 80, les régimes dictatoriaux en Amérique du Sud étaient également conservateurs. Jamais le football des femmes n'aurait pu s'épanouir dans ce contexte. Au Brésil, la répression est plus ancienne encore. En 1941, un décret présidentiel a interdit aux femmes de pratiquer le foot et d'autres sports, sous prétexte que cela les empêcherait d'avoir des enfants en abîmant leur appareil reproductif, voire en favorisant l'homosexualité. Ce n'est pas une coïncidence si cet interdiction a été levée en 1979, précisément quand la dictature a commencé à s'assouplir. Aujourd'hui, avec le gouvernement de Jair Bolsonaro [extrême droite, ndlr], beaucoup moins réceptif à tout ce qui peut être perçu comme débat féministe, on n'est pas à l'abri d'un retour en arrière.
Les clubs sud-américains sont désormais contraints de former des équipes féminines sous peine de ne pouvoir disputer le championnat continental (Copa Libertadores). Cette exigence de la Confédération sud-américaine de football était-elle nécessaire ?
Je le pense. Les fédérations restaient rétives à investir dans le foot des femmes. Même si les préjugés reculent, l’idée subsiste qu’une femme qui joue au foot est une lesbienne. En décembre, le patron de l’un des principaux clubs de Colombie, le Tolima, a accusé le foot de fabriquer des homosexuelles. C’est aussi pour démentir ces idées reçues qu’on demande aux joueuses qu’elles soient féminines. Cette exigence de féminité est à double tranchant. On défie l’idée que le foot est un jeu d’hommes, mais on le fait en cédant aux stéréotypes.
Au Brésil, le «beau jeu» a-t-il aidé les femmes à s’approprier le foot ?
Oui et non. Avec sa dimension esthétique, le jogo bonito a favorisé leur participation en incorporant la grâce, élément associé aux femmes. Mais, alors même que le football des femmes devenait plus en vue dans les années 80, les hommes ont contribué à l'affaiblir à nouveau. Après la fin de la dictature [en 1985], et pour s'éloigner du football physique que prônait la junte, ils sont revenus au beau jeu, occupant ainsi certains domaines féminins du sport.
Et en Argentine ou en Uruguay, autres grandes puissances du foot ?
Il y a des signes encourageants. En Argentine, l'attaquante du San Lorenzo, Macarena Sanchez, fait une campagne très en vue pour de meilleures conditions pour les joueuses. Il y a aussi une reconnaissance des pionnières qui ont disputé la Coupe du monde - pas encore organisée par la Fifa - en 1971 (Libération du 14 juin). En Uruguay, le foot est lié à une représentation très sexuée de la nation, via l'idée de garra charrúa [qui désigne la résistance indigène à la colonisation européenne et par extension, la combativité de l'équipe nationale, ndlr]. Mais là aussi, il y a du progrès. Le foot des femmes jouit maintenant du soutien et de la reconnaissance de l'Etat, comme le montre la tenue dans ce pays, en 2018, de la Coupe du monde féminine de football des moins de 17 ans. Au Mexique, le soutien de l'Etat est historique : les femmes sont encouragées de longue date à la pratique des sports. La ligue féminine de foot y est d'ailleurs très forte.
Y a-t-il un lien entre force du foot masculin et faiblesse du foot féminin ?
René Simões, ancien coach des Brésiliennes, disait qu'il est très difficile pour l'équipe des femmes de réussir quand celle des hommes est forte… Aux Etats-Unis [numéro 1 au classement féminin de la Fifa, ndlr], les femmes sont bonnes en foot parce que les hommes ne le sont pas. Elles n'occupent pas leur espace. Par ailleurs, le foot n'y est pas associé à l'identité nationale, laquelle n'est donc pas défiée par la pratique de ce sport par les femmes.