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Libération
Vu du Caire

Foot : l'Egypte accueille la Coupe d'Afrique en toute discrétion

La plus importante manifestation sportive du continent démarre ce vendredi. Les militaires en ont verrouillé l'organisation, craignant que les stades se transforment en arènes de la contestation politique.
Dans une rue du Caire, un portrait de l'idole nationale Mohamed Salah. (Photo Khaled Desouki. AFP)
publié le 21 juin 2019 à 16h06

«La dernière fois que nous avons organisé la CAN [Coupe d'Afrique des nations de football, ndlr], en 2006, le tarif moyen d'un billet était de 20 livres [1 euro]. Le coût de la vie a augmenté depuis, bien sûr, mais aujourd'hui, il est de 150 livres. Or le salaire moyen est de 2 000 livres. Comment voulez-vous que nous allions au stade supporter notre équipe ?» s'insurge Ahmed, confortablement installé au café face à un écran qui diffuse une rétrospective de la dernière CAN, en 2017 au Gabon, où l'Egypte avait perdu en finale contre le Cameroun. Dans le halo de fumée du narguilé dont l'embout est niché entre ses dents, il ajoute : «On dirait que les autorités ont tout fait pour nous priver de cette compétition qu'on attend depuis longtemps et qui aurait dû être une fête pour tout le monde.» Dans les rues du Caire, aucun panneau, aucune publicité n'annonce l'évènement, pourtant la principale compétition sportive d'Afrique, qui démarre ce vendredi. Ni écran géant ni lieu de rassemblement prévu pour l'occasion, même si les autorités égyptiennes évoquent deux fan zones possibles, une dans la capitale, dont le lieu n'est pas encore connu, et une autre à Alexandrie. Deux fan zones qui, si elles voient le jour, seront à n'en pas douter solidement gardées. Mais l'édition 2019 de la CAN risque bien de passer inaperçue dans le pays qui en a récupéré l'organisation en novembre après que la Confédération africaine de football l'a retirée au Cameroun, à cause des retards dans les travaux et de l'insécurité dans plusieurs régions.

«Un tournoi pour les riches»

Pour beaucoup de personnes, les autorités égyptiennes auraient prévu de limiter les entrées dans les stades pour mieux contrôler les supporteurs, afin d'éviter tout risque de manifestation politique ou de slogan contre le gouvernement. «Le supporteur type cette année, c'est celui qui porte un costume et une cravate. Le supporteur qui a de l'argent et qui ne critiquera jamais le gouvernement», indique Mahmoud, journaliste et grand amateur de foot, qui fait ses comptes pour prévoir le nombre de matchs auxquels il va pouvoir assister. Le jeune homme affirme : «Cette fois, la CAN, c'est vraiment un tournoi pour les riches. Les vrais supporteurs de foot n'iront pas au stade ou presque pas. Ils essayeront d'aller voir les matchs de l'Égypte, mais ne pourront pas voir les autres équipes jouer. Qui va payer 150 livres pour voir jouer la Mauritanie ? Les stades seront à moitié vides.»

D'autant que, confrontée à une vague terroriste, notamment avec un groupe affilié à l'Etat islamique implanté depuis 2014 dans le nord-est du pays, l'Egypte a préféré mettre l'accent sur la sécurité : caméras de surveillance dans les stades mais aussi dans les rues et les magasins, drones à reconnaissance faciale et des milliers de forces de sécurité déployées dans les quatre villes (Le Caire, Alexandrie, Ismaïlia et Suez) qui accueillent les 24 équipes qualifiées et sur les axes principaux. «Le continent va avoir les yeux rivés sur l'Egypte pendant un mois. Ce tournoi est une vitrine pour le pouvoir qui ne doit pas faillir et qui a récemment pris la présidence de l'Union africaine pour un an. Or la dernière attaque terroriste au Caire, le 19 mai, a visé un bus de touristes sud-africains près du site des pyramides, faisant 17 blessés. Il y a eu des centaines d'arrestations préventives et les services de renseignement sont sur le qui-vive. Le mot d'ordre des autorités est le suivant : aucune violence ne sera tolérée, quitte à réduire le côté festif d'un tel évènement», indique une source diplomatique.

La plupart des ultras, quant à eux, n'ont pas obtenu de feu vert pour pouvoir acheter des billets. «Chaque billet est nominatif et il faut au préalable s'enregistrer sur un site gouvernemental en envoyant carte d'identité, photo, adresse, groupe sanguin même. Pour moi, ça n'a pas fonctionné. Le site me renvoie sans cesse un message indiquant que je dois fournir d'autres informations, mais sans préciser lesquelles. J'ai fini par abandonner», confie dépité Majed, qui a longtemps fait partie des ultras du club de Zamalek, au Caire, avant que son association, contrainte par les autorités, ne se dissolve l'année dernière. A 29 ans, Majed a participé à la révolution de 2011. Il était même en première ligne. Il ajoute : «Je suis convaincu que c'est la raison pour laquelle on me refuse de m'inscrire sur le site pour pouvoir acheter des places». Mais dans l'esprit du gouvernement, il y a aussi le drame terrible de Port Said, le 1er février 2012. A la fin d'un match de championnat, les supporteurs des deux équipes en viennent aux mains. Bilan, plus de 70 morts et des centaines de blessés. Depuis, les matchs des équipes de foot locales se jouent à huis clos ou presque. Quelques centaines de supporteurs triés sur le volet sont parfois autorisés à s'installer dans les tribunes.

«Une paranoïa intense»

«La bulle du football, qui a représenté un vrai souffle d'air et un phénomène politique important sous l'ancien président Moubarak s'est complètement dégonflée après 2011. On ne perçoit plus ce sport, qui reste cependant très apprécié, de la même manière. Il est désormais débarrassé de toute substance politique, notamment parce que les stades sont vides», analyse le chercheur suédois Carl Rommel, qui termine au Caire un ouvrage sur le football égyptien. «C'est l'armée qui supervise l'organisation de la compétition», renchérit sous couvert d'anonymat un jeune employé de la Confédération africaine de football dont le siège se trouve au Caire, avant d'ajouter : «Tout est verrouillé par les militaires qui ont insufflé au sein des équipes qui supervisent cette organisation une paranoïa intense et un contrôle ahurissant. Rien ne doit échapper aux officiers, il ne doit pas y avoir de vague et les supporteurs étrangers comme les Egyptiens vont être très surveillés. Le tournoi devra se dérouler comme une grande parade militaire, sans que rien ne dépasse.» Il faut dire que l'Egypte joue gros : à la clé, une candidature possible pour l'organisation des JO de 2032, ce qui serait la plus importante compétition sportive jamais lancée en terre des pharaons. Mais avant ça, la CAN doit être… parfaite.