Tout le monde le sait : du lobbying (officiellement toléré) à la corruption (pénalement prohibée), il n'y a parfois qu'un pas. La frontière entre les deux a été scrutée de près par le Parquet national financier (PNF) et le juge d'instruction Renaud Van Ruymbeke, qui se sont penchés sur les attributions de compétitions sportives depuis une quinzaine d'années. Déjà, bien sûr, le Mondial de football 2022 attribué au Qatar, qui a récemment valu à Michel Platini un placement en garde à vue - dont il est sorti libre -, mais aussi l'organisation des Jeux olympiques ou des championnats du monde d'athlétisme… La justice française se fait fort d'explorer le dessous des cartes, de traquer les flux financiers ayant abouti à des décisions controversées. Revue de détails qui fâchent.
Rio 2016
La métropole brésilienne s’est vu décerner l’organisation des Jeux en octobre 2009, bien qu’ayant obtenu la plus mauvaise note technique face à Madrid, Tokyo, Istanbul ou encore Doha. Hasard du calendrier, un homme d’affaires local, Arthur Soares, avait viré quelques jours plus tôt 2 millions de dollars à Papa Massata Diack, fils du président de l’Association internationale des fédérations d’athlétisme (IAAF), par ailleurs très influent au sein du Comité international olympique (CIO). Certes, le flux n’était pas direct, passant par de plus discrètes structures - Matlock Capital Group (immatriculée aux îles Vierges) pour l’un, Pamodzi Sport Consulting (établie au Qatar et au Sénégal) pour l’autre.
Le «roi Arthur», tel qu'on le surnomme au Brésil, est déjà mis en cause pour une série de marchés publics douteux dans le cadre de l'opération «Lava Jato». Désormais installé à Miami, Soares n'a pas été interrogé et encore moins poursuivi à ce jour par la justice française. Quant au fils Diack, dont un mail faisait mystérieusement miroiter un «colis devant être livré à Monaco par le conseiller spécial», en pleine procédure d'attribution des JO 2016, il est aujourd'hui cloîtré au Sénégal, qui refuse de l'extrader. Pour la petite histoire, l'agence bancaire de la Société générale de Fontenay-sous-Bois (Val-de-Marne), où Papa Massata Diack avait un compte bancaire, bloquera dans un premier temps le virement litigieux de 2 millions, au nom de la vigilance antiblanchiment - un bon point pour la banque française. Avant de finalement laisser le soin à sa filiale russe de faire transiter les mêmes fonds - très mauvais point pour la Générale.
Tokyo 2020
Candidat malheureux à l'organisation des Jeux 2016 face à Rio, Tokyo avait alors dénoncé, par son gouverneur Shintaro Ishihara, une «logique invisible à l'œuvre pour l'organisation des JO», via des «promesses osées à des dirigeants africains». Lanceur d'alerte ou mauvais perdant ? Quatre ans plus tard, en vue de l'obtention réussie du millésime 2020, la leçon a manifestement été retenue : deux versements de 2,3 millions de dollars, pointés par Tracfin (l'organisme antiblanchiment de Bercy), ont été effectués à l'automne 2013, peu avant et peu après le vote du CIO en faveur de Tokyo. A la décharge des Japonais, l'origine des fonds est traçable, provenant en toute transparence d'un compte bancaire au nom de «Tokyo 2020 Olympic Games Bid». Mais le bénéficiaire est nébuleux : la société Black Tidings, basée à Singapour, dont l'ayant droit, Tan Tong Han, est un intime de Papa Massata Diack.
Mis en examen en décembre 2018, Tsunekazu Takeda, président du Comité olympique japonais, a tenté de s'en expliquer, sous prétexte d'un simple lobbying : «J'exerçais moi-même une activité de lobbying et, pour les JO de 2020, chaque ville candidate employait des dizaines de consultants.» Sans toutefois être trop regardant à la dépense : «Je ne connaissais pas le nom de M. Tan.» Tout comme il dit ignorer ses liens avec le fils Diack : «Je l'ai appris par la presse ; si j'avais su à l'époque, je n'aurais jamais autorisé ou signé ces contrats.» Question du juge Renaud Van Ruymbeke : «Un de vos collaborateurs a confirmé avoir été informé que le deuxième paiement était lié à l'obtention d'un vote favorable. Vous étiez donc le seul à ne pas savoir ?» Réponse des plus vagues : «Je n'avais pas de bureau, je n'ai vraiment pas de souvenir.»
Mondiaux d’athlétisme
Selon l'enquête pénale française, tous les championnats organisés depuis une douzaine d'années seraient frelatés. Moscou 2013 : si la désignation de la capitale russe ne fait pas débat, car elle est seule en lice après le désistement de Londres, elle est polluée par des affaires de dopage étouffées (lire page 10). Pékin 2015 : virements de 891 000 dollars puis 250 000 euros cinq ans plus tôt en faveur du fils du président de l'IAAF, en provenance d'un certain Zhu Xiadong, dont la société Oceans Holdings est basée à Hongkong, sans conséquences pénales à ce jour. Londres 2017 : rien n'est reproché aux Britanniques, mais le Qatar, concurrent alors malheureux, est soupçonné d'être à l'origine de plusieurs flux financiers suspects. Doha 2019, donc, comme lot de consolation, avec report des compétitions en hiver pour cause de chaleur - ce simple point ayant fait l'objet d'un projet de versement de 5 millions de dollars. Eugene 2021 : cerise sur le gâteau. En son temps, le controversé président de l'IAAF Lamine Diack refusait d'accorder la compétition d'athlétisme aux Etats-Unis : «Ils ont de grands champions, des pistes d'athlétisme dans leurs universités, mais ils n'ont pas de stades. […] Ils peuvent en construire, mais après les donner au football américain, comme pour les JO d'Atlanta.» Avant de virer sa cuti, au printemps 2015, désignant Eugene (Oregon), berceau de l'entreprise Nike, sans prendre le soin d'examiner la moindre candidature concurrente.
Le Suédois Bjorn Eriksson, qui tentait en tant que président de la fédération locale d'athlétisme de pousser la candidature de Göteborg, n'en revient toujours pas : «Pour 2019, Doha avait déjà gagné contre Eugene contre tous les critères normaux. Pour 2021, la transparence a été jetée aux oubliettes. Je ne peux pas prouver la corruption, mais c'est non éthique, moche, inacceptable.» Explication possible, quoique tordue : Lamine Diack, se sachant sur un siège éjectable, aurait alors savonné la planche de son successeur, le Britannique Sebastian Coe, ancien champion du demi-fond reconverti ambassadeur commercial de… Nike, tout en étant vice-président de l'IAAF. Pour ainsi l'empêcher de jouer les M. Propre ? De fait, un mail interne de l'équipementier le met en porte-à-faux : «J'ai parlé avec Seb. Il m'a clairement fait part de son soutien pour Eugene 2021.» Interrogé, par les enquêteurs français, Coe, après avoir vaguement dénoncé une «gouvernance parallèle», reprendra finalement le credo financier habituel : «Pour notre santé commerciale, nous devions être sur le sol américain.» Ou encore : «Le lobbying n'est pas anormal.»Le PNF évoque pour sa part l'hypothèse d'un arrangement entre l'ancien et l'actuel taulier de l'IAAF : «Une désignation postérieure, sous la présidence de Sebastian Coe, ambassadeur de la marque Nike depuis de nombreuses années, aurait pu être remise en cause comme relevant d'un conflit d'intérêts évident.»