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Tour de France : en Belgique, il était une foi en Eddy Merckx

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A Woluwe-Saint-Pierre, son village natal, comme dans tout le royaume, on célèbre le Cannibale, figure mutique qui réussit à réunir Flamands et Wallons. Cinquante ans après son premier sacre, le quintuple vainqueur de la Grande Boucle sera à l’honneur pour le départ de la course, samedi à Bruxelles.
Vernissage de l'exposition «Merckxissimo» à la maison communale de Woluwe Saint-Pierre (Bruxelles). (Photo Colin Delfosse)
publié le 4 juillet 2019 à 20h46

On dit que la Belgique ne continue à exister que par le roi et Eddy Merckx. Deux icônes vivantes dont se réclament à parts égales les Flamands et les Wallons, un monarque pour la presse parfumée et un champion cycliste le plus médaillé de son sport (5 Tours de France, 5 Tours d'Italie, 625 succès), définitivement hissé au-dessus des identités rances ou blessées depuis qu'un journaliste italien l'a interrogé : «Etes-vous flamand ou wallon ?» Grand seigneur, «le Cannibale» du vélo avait répondu cette phrase pour l'histoire et la concorde des peuples : «Je suis belge.»

Honoré d'une station du métro bruxellois à son nom, louangé par le roi Philippe dans une lettre ouverte cette semaine («Le monde entier avait découvert un nouveau héros. Toute la Belgique était fière»), Merckx était devenu ambassadeur permanent de tout ce que le royaume compte d'événements prestigieux et petites causes. Jusqu'à cette année. Fin mars, après l'inauguration du 3 000e square à son nom, il suppliait qu'on ne lui sollicite plus aucune interview et qu'on lui laisse «la paix».

Image idéale

Le héros choisit un moment étrange pour abdiquer. La capitale belge accueille le départ du Tour de France, ce samedi, commémorant les 50 ans de son premier maillot jaune, célébration de la Belgique qui gagne et d’une époque qu’on réimagine heureuse. L’exploit de Merckx sur Terre plus impressionnant pour les Belges que celui de Neil Armstrong sur la Lune un jour plus tard… Mais, surtout, Merckx se retire à un moment dangereux : le pays menace à nouveau de se déchirer après les élections législatives fédérales de mai, qui ont porté une majorité N-VA (droite dure, séparatiste) côté flamand, et confirmé la suprématie PS côté wallon, ce qui rend impossible la formation d’un gouvernement.

Le Cannibale fuit mais on l'a retrouvé le 17 juin, pour son 74e anniversaire. La commune de Woluwe-Saint-Pierre, à l'est de Bruxelles, l'avait invité à une petite fête techno et Jacques Brel. C'est rare. Un fil familial, un reste de sens du devoir aussi, le rattache à ce calme quartier : il a grandi ici, avec ses parents épiciers pas très riches, au milieu de copains qui préféraient le tennis, il a continué à y habiter et il y a endossé son premier maillot jaune en 1969 puisque la Grande Boucle avait eu le bon goût de faire une halte chez lui. «Eddy revient deux fois par mois pour voir son petit-fils jouer au hockey», explique un habitant, qui le «connaît» mais ne lui a jamais parlé.

Merckx ressemble à sa commune d'enfance et inversement : discret, bien éduqué, un peu morne à l'année, cravaté les jours de kermesse et, surtout, bilingue. Une image idéale de la Belgique. Mais, en ce début d'été, Woluwe-Saint-Pierre frétille. La commune a monté une exposition hommage à son fils prodigue, qui permettra aussi de célébrer le passage du Tour de France, samedi, lors de l'étape en ligne, et encore dimanche, pour le contre-la-montre par équipes. Même les poubelles ont été peintes en jaune. Accrochés à un câble la tête en bas, de faux flamants roses ont changé de couleurs, rhabillés en jaune, vert, blanc à pois rouges, les maillots distinctifs de la course. Un responsable de la mairie : «Ils sont superbes, les flamants ! On a quand même hésité. Vous savez, on n'aime pas les polémiques. En Belgique, il faut faire attention si on fait une sculpture avec des "flamants", vous comprenez ?»

Merckx a toujours évité les pièges grossiers et les tentatives de récupération au lasso. Wallon ? Flamand ? Il maîtrise les deux langues aussi bien l’une que l’autre ou, plus exactement, aussi mal. A la maison, son père ne parlait pas un mot de français, mais, semble-t-il, ne parlait pas tout court. Sa mère était bilingue. Et avec ses propres enfants, comment se faisait-il comprendre ? Il n’a jamais voulu le dire, sujet classé sensible, mais nos informateurs affirment que les repas se déroulaient en français. Leurs prénoms sont volontairement mixtes, Sabrina pour sa fille et Axel pour son fils qui embrassera une carrière cycliste, vice-champion olympique en 2004.

«Il est déjà là, il est dans le garage»

Quand il donne de l'argent à une association caritative wallonne, Eddy Merckx en fait de même pour une bonne œuvre flamande. On n'est jamais trop prudent… S'il travaillait autrefois comme consultant télé francophone à la RTBF, il fut aussi le directeur de course du Tour des Flandres, épreuve battue par les drapeaux nationalistes du lion noir sur fond jaune. Epuisante parité. En déroger, c'est faire s'abattre la foudre. En 1967, Merckx avait eu le malheur de dire «oui» et non pas «ja» à sa cérémonie de mariage… La presse flamande l'avait écorché vif, des flamingants susceptibles avaient déposé un petit cercueil dans sa boîte aux lettres, certains fans s'étaient détournés de lui pour encourager Rik Van Looy, l'incarnation de la Flandre laborieuse et fière d'elle… Et puis, avec les succès, Merckx est redevenu belge.

A Woluwe-Saint-Pierre, le bourgmestre Benoît Cerexhe (démocrate-humaniste, centre droit) prend un air gourmand quand il parle de son héros. «Il représente la belgitude, décrit l'édile. Il parle un vrai brusseleire ! C'est l'image de la Belgique et des Belges dans leur simplicité !» Sa femme ajoute : «Et leur convivialité !» On ne sait pas pour qui vote le champion - qui a d'ailleurs déménagé -, ce qui est rare dans un pays où beaucoup placardent le portrait de leur candidat sur la vitre du salon, mais il s'affiche volontiers avec les représentants de plusieurs bords, le bourgmestre PS de Bruxelles, Philippe Close, ou l'ancien Premier ministre Guy Verhofstadt (droite libérale) qu'il a soutenu, en vain, pour la présidence de la Commission européenne en 2014. Interrogé sur l'impasse politique actuelle, Merckx répond sobrement que, «bien sûr, ça [le] préoccupe».

Benoît Cerexhe regarde sa montre et s'inquiète : «Il arrive ?» Un collaborateur : «Il est déjà là, il est dans le garage !» L'invité très spécial a cinq minutes d'avance, ce qui lui permettra de rester moins d'une heure à cette fête que la commune lui prépare depuis deux ans. 300 personnes attendent sur le perron, un cornet de glace à la main, le téléphone brandi pour les photos de l'autre. Des femmes et hommes d'âges variés.

Il surgit. Le regard vague, les lèvres à l'horizontale, si bien que chacun pourra l'imaginer heureux ou au contraire agacé, vif ou éteint. Il parle très peu. Au long discours, en français, du premier magistrat, Merckx répond en français : «Ici, j'ai eu des souvenirs inoubliables.» Et voilà qu'il se traduit lui-même. Le maître de cérémonie fait ensuite une tentative : «Toutes les questions vous ont déjà été posées 100 fois. Alors, en voici une : quelle est votre plus belle victoire ? Votre premier maillot jaune ou votre mariage avec Claudine ?» Merckx se force à sourire et à ce mystère non plus il n'apportera aucune réponse : «Joker !» Il fait semblant de rire. Le gâteau arrive. Jaune. Il fait semblant de manger. Merckx pénètre dans la maison communale où il va voir ses propres reliques et textes sacrés collés au mur. Trois étages de vénération. Il trépigne au premier, passe deux minutes au deuxième, cinq secondes au troisième. Poli : «Vous vous êtes donné du mal !» Le maire : «Oui, par contre, avec votre vélo, on ne va pas aller bien loin !» Merckx est interloqué. L'élu lui montre son antique machine de course qui a le pneu à plat. Toujours poli, Merckx fait «héhé !».

Jeu de l’oie

Son destin est bien raconté par les siens, la ferveur monte des articles de presse où, par milliers, la foule l'attendait au retour de ses campagnes. Au détour d'un panneau, on tombe sur un incunable, une enquête de la municipalité pour sa «réinstallation» à Woluwe-Saint-Pierre, qu'il avait quitté pour l'arrondissement voisin de Tervuren. Les fonctionnaires notent à l'encre bleue que «la seule objection soulevée par la maman d'Eddy est que la femme d'Eddy n'aime pas venir s'installer à proximité de l'habitation de ses beaux-parents». Mais le roi peut-il encore avoir un peu d'intimité ?

La moitié du public le bouscule, touche sa manche comme un porte-bonheur, demande un selfie, qu'il accepte toujours. L'autre moitié s'offusque, mouline des mains et lui fraye un passage à travers foule pour le laisser respirer. Le maire : «Vous avez vu les dessins des enfants ? C'est formidable qu'Eddy continue de parler à toutes les générations !» Les écoles de la ville ont certes été mises à contribution pour livrer leurs œuvres, un jeu de l'oie cycliste découpé comme un puzzle ou des portraits de Merckx dupliqués à la Warhol, mais les enfants sont un peu perdus dans la mise en scène. Une mère envoie son fils courir à l'autre bout de la salle : «Prends une photo, on l'enverra à papy !» Les aînés finissent le jus de pomme. Merckx est déjà parti depuis une demi-heure par une porte dérobée. Woluwe festoie sans lui. Une annonce au micro : «N'oubliez pas que samedi, il y aura le grand bal jaune, animé par le Grand Jojo !» Dehors, Brel chante encore. Deux ados traversent la place et tombent sur une pancarte. «Mais c'est qui ce Eddy Merckx ?»