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Récit

Jack Bobridge, descente en pente raide

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Champion épuisé pris dans une spirale autodestructrice, lâché de toutes parts, l’Australien a été condamné vendredi, à Perth, à quatre ans de prison pour trafic d’ecstasy.
Jack Bobridge à Melbourne, en janvier 2015. (Photo Theo Karanikos. AFP)
publié le 8 juillet 2019 à 20h56

Jack Bobridge n’a jamais couru le Tour de France et pourtant, il vient le tourmenter ces jours-ci. Peut-on s’habituer sans broncher à des histoires comme la sienne, un héros devenu paria à 29 ans, un talent australien médaillé olympique condamné vendredi par le tribunal de Perth à quatre ans de prison pour trafic d’ecstasy ? Il n’a donc jamais couru le Tour mais quatre fois le Giro, et roulé pour quatre équipes actuellement engagées sur la Grande Boucle, Garmin (renommée Education First), Orica-GreenEdge (Mitchelton-Scott), Belkin (Jumbo-Visma) et Trek. Gêne, chagrin, effroi. Et déjà la volonté de l’effacer.

«Usé»

En Australie, la ville d'Adelaïde a annoncé qu'elle allait débaptiser un vélodrome qui honorait sa star déchue. Sur la Grande Boucle, les anciens collègues veulent passer à autre chose. «Pas de commentaire, décline Matt White, manager sportif de Mitchelton. Nou s sommes ici pour parler du Tour de France et de choses positives sur notre équipe, pas d'une situation strictement personnelle.» Les quelques souvenirs remontent sous couvert de l'anonymat. Un ex-équipier : «C'était un mec gentil. Vous pouvez interroger 20 personnes et pas une ne vous dira du mal de Jack. Ce qui se passe est une vraie catastrophe… que nous avions vue venir.»

Avant la descente, il y a toujours l'ascension. A grandes enjambées pour Bobridge, promu champion du monde de contre-la-montre en 2009 chez les 19-22 ans. Ce rouleur attaque la montagne comme une ligne droite : «Je ne sais pas où est le sommet, je m'en fous, j'attaque avant le pied du col et on verra bien», racontait-il. Il gagne une étape du Tour Down Under, une du Tour de Pologne, mais c'est sur la piste des vélodromes qu'il grave ses exploits : cinq titres mondiaux, deux médailles d'argent aux JO et un record du monde du 4 000 mètres.

Les premières inquiétudes surviennent en juin 2012, lorsqu'il emboutit sa voiture dans un parking de Lloret de Mar, ivre, au côté de son compatriote Michael Hepburn, présent sur le Tour de France cette année. Bobridge est viré de son équipe, Orica - «d'un commun accord», selon le communiqué. L'Australien s'accroche. Il pédale le jour, dévie la nuit. Puis il arrête sa carrière d'un claquement sec en septembre 2016, après une nouvelle médaille d'argent olympique : «Le corps est simplement fatigué et usé.»

Les substances avaient fini par gagner du terrain. Un ancien équipier témoigne dans le magazine australien Ride : «Il rentrait à l'hôtel au petit matin, puant la bière et le tabac, il prenait une douche et il sortait pour un entraînement à vélo dans la foulée.» Un autre exprime sa consternation à Libération : «Nous parlions souvent de Jack. On disait : "Tu sais la dernière qu'il a faite ?" Certains coureurs ont essayé de l'aider, comme des grands frères, mais il était ingérable.» Lors de son procès, mi-mai, Bobridge a avoué qu'il menait un «train de vie fantastique» du temps de sa carrière et qu'il prenait «des drogues festives… de la cocaïne», sans qu'il soit directement question de dopage.

Pilules

Question obsédante dans toute histoire d'athlète fracassé : est-ce le sport qui, par nature, mène au désastre ? Bobridge raconte qu'il avait été traumatisé par le diagnostic en 2010 d'une polyarthrite rhumatoïde, maladie qu'il a longtemps gardée secrète mais qui lui brûlait les articulations. Son avocatsoutient qu'«être un coureur cycliste en Europe vous attire un statut de célébrité ainsi que certaines personnes qui vous soumettent à des tentations». Un ancien équipier, toujours en activité au plus haut niveau, va dans le même sens : «Oui, le sport peut tout à fait conduire à ce que vit Jack. Quand on vous demande de tout le temps vous comporter comme quelqu'un d'exemplaire, quand vous avez une pression permanente, vous pouvez perdre les pédales. Le plus important, c'est de suivre une ligne qu'on s'est tracée et savoir où l'on va. Je crois que Jack ne s'était tracé aucun chemin.»

Aussitôt après sa fin de carrière, Bobridge divorce de sa compagne, la mère de sa fille qui est aujourd'hui âgée de 5 ans. Déprimé, il augmente sa consommation de drogues, racontera-t-il au procès. Il ouvre une salle de gym à Perth et prend des dizaines de kilos. En 2017, la police arrête un cycliste retraité, Alex McGregor, sur le point de vendre de la drogue à un agent infiltré. La justice estime que McGregor revendait les pilules d'ecstasy que lui fournissait Bobridge. L'ex-champion du monde affirme que c'était l'inverse. Il nie l'existence d'un trafic et parle de «consommation personnelle». Depuis la révélation de l'affaire, ruiné, il travaillait comme maçon. Les juges qui lui ont infligé quatre ans de prison - avec possibilité de libération conditionnelle au bout de deux ans et demi - définissent le parcours de Bobridge comme une «tragédie».

A-t-il explosé à cause d'un trop-plein de gloire ou souffrait-il de ne pas en avoir toujours assez ? En 2015, il avait tenté de rentrer dans l'histoire en battant le record du monde de l'heure, toutes caméras pointées sur lui, mais il avait échoué à 500 mètres près. Cette expérience d'une brutalité inouïe était, disait-il, «comme se rapprocher le plus près possible de la mort sans proprement mourir». Un ami, qui court le Tour de France, résume : «Le cycliste était tellement dur qu'on avait oublié à quel point l'homme était faible.»