C’est la course dans la course, celle des galériens du bitume, éparpillés au fur et à mesure des kilomètres et qui doivent s’arracher pour rejoindre l’arrivée dans les délais impartis. Une histoire de mecs malades, fatigués, en panne de jambes. Certains craquent, d’autres non. Samedi, le Tour de France reliait Mâcon à Saint-Etienne via les monts du Beaujolais et ceux du Lyonnais. Pas de la haute montagne, mais un parcours sinueux, hérissé de sept côtes au bitume ingrat et présentant un dénivelé positif total de près de 4 000 mètres.
Libération a suivi cette huitième étape dans la voiture-balai du Tour, dernier véhicule d'une procession débutant par ceux de la caravane publicitaire. A bord, un duo composé de Stéphane Bezault, le pilote, et de Patrice Pion, commissaire chargé d'accompagner le dernier coureur sur la route et de contrôler les éventuelles filouteries (voire tricheries) des uns et des autres pour aller plus vite. Côté peloton, les protagonistes se nomment Christophe Laporte (Cofidis), forcé d'abandonner à mi-course, et Yoann Offredo, «lanterne rouge» au classement général, mais arrivé à temps à Saint-Etienne au prix d'un rallye épuisant.
12h24, kilomètre 0. Le peloton, composé de 173 hommes après le retrait de l'Américain Tejay Van Garderen, s'élance depuis le centre-ville de Mâcon. Les premiers kilomètres se disputent à travers vignes : Juliénas, Morgon, Brouilly, le tracé tente les papilles. Radio Tour annonce les premiers mouvements en tête de course, où une échappée de quatre hommes se dessine rapidement. Pour l'instant, un calme relatif règne, tout juste troublé par ces quelques pancartes repérées ci et là : «Vive les Picards», «Gilets jaunes force populaire», ou encore «Où est Steve ?», allusion au jeune homme disparu la nuit de la Fête de la musique à Nantes. Quelques kilomètres plus loin, un homme, cul nu sous son tablier, tente d'attirer l'attention, tout comme une femme soulevant son t-shirt.
Kilomètre 25. A la radio, la voix de Sébastien Piquet lâche les noms des deux premiers coureurs en difficulté : Christophe Laporte et Yoann Offredo. La journée promet d'être plus agitée que celle de la veille, arrivée à Chalon-sur-Saône. Stéphane Bezault, chauffagiste dans la vie «normale», effectue son troisième Tour aux commandes du «balai» : «C'est de plus en plus rare que je récupère des coureurs après leur abandon. Souvent, ils montent dans la voiture de leur directeur sportif. Mais l'an dernier, lors de l'étape de l'Alpe d'Huez, j'ai embarqué Fernando Gaviria, André Greipel, Dylan Groenewegen. D'un seul coup, ils ont bâché et sont montés à bord. Ils déconnaient, l'ambiance était bon enfant.» Son moment le plus fou, il l'a vécu sur Paris-Roubaix 2018, quand il a fait route commune pendant des kilomètres avec le Lituanien Siskevicius, si loin de la tête de course.
Patrice Pion, salarié pour un réseau de déchetteries dans la région de Chambéry, a posé tous ses congés payés pour être le gendarme des attardés, aidé par treize autres commissaires, dont un préposé à la vidéo. Il y a deux jours, en route vers la planche des Belles Filles, il a assisté à l'abandon du Français Nicolas Edet (Cofidis), malade. «Ce n'est pas de la pitié, mais quand on voit un coureur pleurer parce qu'il doit quitter le Tour, ça fait quelque chose. A notre position, on ne voit que des gars qui ne sont pas bien.»
Kilomètre 55. La voiture-balai rattrape Yoann Offredo dans la descente du col de la Croix Montmain. Le routier de la Wanty-Groupe Gobert, 32 ans, doit changer de vélo et il est bien seul. Il essaie déjà de jouer avec le règlement. Collé au coffre de la voiture de son équipe, bénéficiant ainsi de l'aspiration, le voilà qui fonce à très vive allure. Très vite, Patrice Pion dégaine son sifflet et joue les pères Fouettard : «C'est pas possible !» Tourné vers la fenêtre, Offredo tente de négocier : «Laisse-moi au moins rentrer sur Laporte, tu vas pas me faire chier pour ça alors que je me suis tapé une échappée de 200 bornes hier !» Fin de non-recevoir de Pion, qui explique : «Cela fait partie de notre boulot de les rappeler à l'ordre. Pourquoi on le laisserait faire alors que les autres pédalent ? Le reste des coureurs ne comprendraient pas qu'on laisse quelqu'un monter pendant huit bornes accroché à une voiture. De l'indulgence, on peut en avoir quand on sait que le mec va abandonner quoi qu'il arrive.»
Kilomètre 59. Offredo revient sur Christophe Laporte. «Bon, on va les avoir pour la journée», glisse Bezault.
Kilomètre 70, dans l'ascension de la deuxième difficulté du jour, le col de la Croix de Thel. A la radio grésille un appel à l'attention des commissaires : «On fait attention, il y a des sprinteurs à l'arrière.» Sous-entendu, les bolides des arrivées commencent à galérer, et quelques petits malins pourraient être tentés de filouter. Une litanie de noms s'égrène : Caleb Ewan (Lotto-Soudal), Giacomo Nizzolo (Dimension Data), Dylan Groenewegen (Jumbo-Visma). Ces coureurs intercalés resteront sous la surveillance des commissaires en moto.
Selon le duo Bezault-Pion, la triche a diminué ces dernières années, notamment avec le contrôle vidéo (neuf caméras disponibles) et les spectateurs prompts à mettre en ligne sur les réseaux sociaux les images de fraudeurs éventuels. Plusieurs techniques existent : s’accrocher à une portière, tenir pendant de longues secondes le bidon que tend son directeur sportif (le fameux bidon-collé), se placer dans le sillage d’une voiture ou moto pour bénéficier de l’aspiration, etc. Au sommet, Laporte est désormais seul dernier, à plus de treize minutes de l’avant. Le bourdonnement des hélicos qui suivent la tête de course se fait de plus en plus discret.
Kilomètre 84. Dans le col de la Croix Paquet, une langue de bitume mal entretenu fait les gros yeux. Laporte dodeline de la tête, zigzague de droite à gauche, sans un regard pour les deux missionnaires des témoins de Jéhovah installés là, à la recherche de brebis égarées.
Kilomètre 89. C'est l'heure du ravitaillement à Tarare, village situé à 110 kilomètres de l'arrivée. Le retard de Laporte est de dix-huit minutes. Le sprinteur de Cofidis cherche les portions ombragées et tente d'étirer des mollets qu'on devine tétanisés. Patrice Pion s'approche de la voiture de son directeur sportif : «Le délai sera d'environ quarante minutes.» Sous-titre : mieux vaut ne pas traîner pour éviter la mise hors course.
Kilomètre 110. Après quelques hectomètres sans pédaler et une discussion avec son staff, Christophe Laporte finit par s'arrêter sur le bord de la chaussée. Aucun spectateur aux environs. Son directeur sportif fait le signe d'une croix des deux mains, signe de l'abandon. «Il est vidé», dit le médecin de la course, venu s'enquérir de la santé du coureur de 26 ans. La voiture-balai repart en trombes. Il faut rattraper la nouvelle queue de course, qui compte plusieurs kilomètres d'avance. On s'enquiert de la position de Yoann Offredo. «Si les commissaires ne le contrôlent pas, il va rentrer sur le peloton, c'est clair», lâche Pion. Quelques minutes plus tard, à la radio, une voix annonce que le Français vient de rattraper la file des voitures des directeurs sportifs situés derrière le peloton après une «super descente». Au volant du balai, Stéphane Bezault tente de se frayer un chemin au milieu d'une foule compacte dans le sommet des côtes et de suivre le motard de la Garde républicaine qui lui ouvre la voie.
Kilomètre 148. Retour sur Offredo, désormais accompagné du Danois Lars Bak (Dimension Data). Il reste une cinquantaine de kilomètres de course et Patrice Pion tente de calculer le délai maximal autorisé pour rejoindre l'arrivée après le vainqueur, calcul dépendant d'un coefficient de difficulté attribué à l'étape et de la vitesse moyenne du vainqueur. Aux directeurs sportifs qui viennent s'en enquérir, il la joue prudent : «Ça va être autour de trente minutes, faut pas traîner.» En réalité, les délais s'établiront autour de quarante-cinq minutes.
Kilomètre 170. La fin est coton. Sur une des innombrables portions en faux plat montant, Offredo se laisse descendre jusqu'à la voiture-balai et tente sa chance auprès du commissaire : «Pourquoi tu ne nous laisses pas nous mettre un peu derrière la voiture [de son équipe, pour bénéficier de l'aspiration, ndlr], on a le vent de ¾ face… J'ai été malade toute la nuit et Lars aussi.» Pion : «Tu sais bien qu'on peut pas… Faites pas de bêtise, ça va aller.» Offredo, insistant : «Pourquoi tu t'arrêtes pas pisser ? Comme ça tu verras rien !» Bredouille, il repart à l'avant.
Kilomètre 180. Il reste vingt bornes à parcourir lorsque la radio annonce la victoire de Thomas De Gendt (Lotto-Soudal) et le coup de force réussi de Julian Alaphilippe (Deceuninck-Quick Step), qui récupère le maillot jaune. A mesure qu'on se rapproche de la ligne, les coups de fil depuis l'arrivée se font plus pressants. «On vient de passer la banderole des quatre kilomètres», tente de rassurer une dernière fois Bezault. Car tant que les derniers ne sont pas arrivés, l'organisation ne peut pas entamer le démontage des installations du final.
Kilomètre 199. Après un dernier raidillon dans les faubourgs de Saint-Etienne, le duo d'attardés aperçoit la flamme rouge du dernier kilomètre. «Allez Yo !», encourage Bezault. Le Français prend depuis plusieurs minutes la plupart des relais. Lars Bak lui tapote sur l'épaule, en signe de remerciement. Fin de l'étape, bouclée à 29 minutes et 44 secondes du vainqueur.
18h10, bus de l'équipe Wanty-Groupe Gobert. Une vingtaine de minutes après son arrivée, Offredo vient raconter sa journée à l'arrière. «J'ai été malade toute la nuit et j'étais dans le dur dès le fictif [la procession dans la ville-départ, avant le coup d'envoi réel de l'étape, ndlr]. Je me suis vite retrouvé isolé. J'ai récupéré Christophe Laporte, mais il était vide. Dans ces moments-là, tu cogites beaucoup. Quelque chose en toi te dit d'arrêter, mais en même temps les gens t'encouragent beaucoup. Je ne devrais pas le dire, mais un mec m'a poussé pendant au moins 700 mètres, alors que j'étais collé à la pente. Je lui ai donné un bidon pour le remercier, puis il m'a repoussé sur 700 mètres, alors je lui en ai redonné un. Du coup, j'avais plus de bidon ! Le Tour peut m'abandonner, mais moi je n'abandonnerai pas le Tour.»