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Libération
Portrait

Cameron Vandenbroucke, bébé VDB

A 20 ans, la fille de Frank, cycliste belge talentueux et autodestructeur, devient pro du vélo, entre hommage au disparu et désir d’affirmation.
(Photo Aimée Thirion pour Libération)
publié le 18 juillet 2019 à 19h46

Cameron Vandenbroucke n'arrive pas trop à décrire la couleur ni même la coupe du vêtement. C'est une chemise, mais pas vraiment une chemise, du marron mais pas celui qu'on imaginerait de prime abord. En fait, un truc classe, d'un couturier italien. De temps à autre, elle la renifle. Ses deux poings se rapprochent tout doucement de son visage. La coureuse cycliste mime. Le vêtement est sous plastique, dans sa table de nuit. «Il y a son odeur, quelque chose qui est resté, vous voyez ?» Elle raconte que c'était la dernière chose que Frank, son père, cycliste fameux, portait avant d'y passer il y a dix ans. Elle en est sûre, quoiqu'un «peut-être» s'est glissé au milieu du récit. Que doit-on faire de ce peut-être ? Elle l'a connu de près mais surtout de loin. Ses parents se sont séparés quand elle avait 8 mois. Ce qui laisse quelques souvenirs, mais pas une tripotée. Parfois, quand elle sèche sur les éléments de la vie de son père, la jeune femme, 20 ans, dit que «ça, il faut le demander à papi et mamie». Mais parfois, elle dit aussi qu'elle n'a pas besoin d'en savoir plus puisqu'elle sait déjà tout.

Jumeau

On l'a rencontrée dans la maison de ses grands-parents paternels, à Ploegsteert, petite commune belge à un quart d'heure de la frontière française. Elle sourit et rit après les anecdotes, que celles-ci parlent de vie (la sienne) ou de mort (son père). Une fois, elle a crié en faisant lentement coulisser ses deux pieds postés sur le canapé blanc : «Pap… Ou Mam… C'était quoi la pièce préférée de papa à la maison quand il était petit ?» Jean-Jacques (Pap) et Chantal (Mam) regardent le Tour de France. La télévision et ceux qui y pédalent n'ont l'air de rien du tout. Au-dessus d'eux, il y a cette grande photo de Frank, un jour d'anniversaire, qui écrase tout. Le salon, la baraque et même ceux qui s'y trouvent. C'est peu ou prou la même chose au grand troquet du coin nommé Queue de charrue, qui fut autrefois propriété des VDB. Des cyclistes en tenue moulante s'arrêtent pour boire un godet là où le génie a respiré. Le cimetière est situé juste derrière l'établissement. Ploegsteert est jumelé avec un fantôme, dont la fille jure être le jumeau.

Bécane

Cameron est blonde, lumineuse, touchante et limpide dans ses mots. Même quand elle dépose sous notre nez une affaire indémerdable. L'étudiante en communication revendique très fort être la fille de son père, tout en jurant vouloir se faire un prénom. Mettons que cet entre-deux dure, ça donnerait quoi ? Le fantôme vivant du fantôme parti ? Elle a commencé par l'athlétisme, avant d'aller vers le vélo. Fut renversée un jour par une voiture. Comme lui. Il y a quelques mois, elle a signé un contrat avec Lotto, l'une des premières équipes de Frank. Ce vendredi, elle participera à une course féminine à Pau en préambule à la 13e étape du Tour de France. Le vélo est une passion mais sans plus, un cadeau du destin mais sans l'emballage. «J'ai appris à l'aimer.» Pas de déclic particulier, pas d'attachement à sa bécane, pas de signe apparent de transcendance. Elle court en compétition depuis peu. «Je me dis que si j'avais quelque chose en athlétisme, je peux l'avoir en cyclisme. Mais je ne suis pro que depuis un an environ.»

Enfer

Pap, retraité, fut mécanicien de l'équipe Lotto et papa remporta Liège-Bastogne-Liège et Paris-Nice avec une classe unique. Après, il y eut les affaires de dopage où l'acronyme VDB s'est mis à clignoter. «Je lui ressemble beaucoup dans le caractère, sauf sur un point : il était fort influençable.» Henry, le petit ami de Cameron, fera une halte à la maison. Il est blond, lumineux et étudiant aussi. Tout se superpose. Elle collera un astérisque à cette histoire de tempérament : «Papa, en course, avait confiance en lui parce qu'il savait qu'il était fort. Pas moi.»Et de passion : «J'ai arrêté l'athlétisme à cause de l'accident.» Frank Vandenbroucke est un mythe du cyclisme, fruit de l'accouplement du meilleur et du pire. Le champion belge a gagné avec la manière, mais il s'est éteint à 34 ans quelque part au Sénégal, dans un décor qui ressemble étrangement à un échantillon de l'enfer. Une prostituée pas loin, des traces de piqûres dans le bras, de l'alcool, et finalement une mort naturelle d'une embolie pulmonaire.

Lance

Elle a peur de la nuit, de ne pas se réveiller. «Ou qu'il arrive quelque chose à Pap ou Mam, ou à maman. Ça doit venir du jour où l'on m'a annoncé la mort de mon père.» C'était tôt le matin. Elle dormait. Clotilde, sa mère, est secrétaire à Mouscron. Sa rencontre avec Frank relève autant du coup de foudre que du coup de Trafalgar. Un jour, elle débarque à la Queue de charrue avec son copain d'alors, un footballeur. Le cycliste tombe amoureux et lui fait passer son numéro de téléphone. «Elle l'a appelée le soir même ou le lendemain», glisse Cameron, baptisée ainsi parce que Clotilde et Frank aimaient bien l'actrice Cameron Diaz. «Si j'avais été un garçon, ils m'auraient appelé Lance.» Pour Lance Armstrong. Au téléphone, Frank demandait à Cameron si elle l'aimait vraiment. «J'ai compris plus tard qu'il voulait être rassuré. Il souffrait d'être mal-aimé.»

Elvis

Elle aime la mode et les photos, son compte Instagram a des allures princières. Elle ira faire la com d'une équipe cycliste si le sport ne tourne pas comme prévu. Et fait un signe de croix de temps en temps avant les compétitions. «Je crois que c'est comme tout le monde, non ? On y croit quand on a envie d'y croire… Mais je ne pense pas qu'il y a une vie après la mort.» Petite, Pap l'accompagnait en voiture pour les épreuves d'athlétisme. La radio crachait des chansons d'antan. De là, elle a gardé une tendresse pour Elvis Presley et Dalida. Un an et demi après sa naissance, Frank se marie avec Sarah, une Italienne, avec qui il aura Margaux. Cameron : «Elles essayent d'oublier toutes les deux. Elles l'ont connu quand ça n'allait pas très bien.» Quand le champion dégainait un fusil dans le foyer.

Œufs

Cameron rêve de temps à autre de son père : «Il ressuscite, on pleure et on lui demande : "Mais où tu étais ? Qu'est-ce qui s'est passé ?" Certains disent que les morts cherchent à entrer en contact avec les vivants.» Elle sourit parce qu'elle y voit un panier garni de conneries. Mam et Pap ont revendu le bar après la disparition du fils. Mam était restée pour assurer la transition. Ça n'a pas marché. «Très vite, j'ai pris trop de place. Les clients venaient pour moi, pour Frank. Une petite jalousie s'est installée.» La grand-mère n'en démordrait pas sous la torture : la pièce préférée de Frank était le salon. Il y tournait avec un petit vélo. Cameron gamine aussi y trouvait ses aises. Elle cassait des œufs sur un plateau, y ajoutait des herbes, fabriquait des mixtures. Des délires d'enfant, qui ne datent pas de longtemps.

20 février 1999 : naissance.
12 octobre 2009 : mort de Frank VDB.
19 juillet 2019 : épreuve féminine en lever de rideau du Tour de France à Pau.