Pour une fois, ils partageaient les mêmes doutes, il n'y en avait pas un plus haut que l'autre, leur amitié redevenait possible. Eté 2018 dans les Alpes centrales. Romain Bardet et Thibaut Pinot conviennent de s'entraîner ensemble un matin. Qui a eu l'idée ? Les deux figures tricolores les plus actives sur le Tour de France depuis six ans avaient envie de se retrouver, comme autrefois, dans l'ingénuité des courses de jeunes, loin de la rivalité qui les oppose et les nourrit. Bardet l'Auvergnat (AG2R la Mondiale) sort fourbu et déçu du Tour - sixième au classement général à 6'57'' de Geraint Thomas, loin de ses deux podiums précédents - et il prend le frais à Val-d'Isère. Pinot le Franc-Comtois (Groupama-FDJ) a abandonné en juin le Giro sur le point de conquérir une médaille de bronze, étouffé par un début de pneumopathie, qu'il essaie d'oublier en vacances à Tignes. Allaient-ils deviser sur leurs désillusions communes et différenciées ? La balade à vélo n'a jamais eu lieu. Annulée le matin même par un texto de Pinot : subite suspicion de maladie. Bardet explose de rire sur le «mental faible» de son camarade qui commanderait aux petits maux. En retour, Pinot se félicite de ne pas être allé rouler avec ce «snob». Et chacun retaille sa route à part.
Presque un an plus tard, leur adversité flambe à nouveau sur le Tour de France et ce pourrait être pour eux une excellente nouvelle. D'un côté, Thibaut Pinot, le plus combatif du duo, est le mieux placé au classement général avant un week-end de cols dans les Pyrénées, septième à 3'22'' du Français Julian Alaphilippe. De l'autre, Romain Bardet semble inapte pour l'instant à porter des attaques, évoluant dix-septième à plus de cinq minutes du maillot jaune. «Il suffit de les observer depuis dix jours, raconte un dirigeant d'AG2R la Mondiale, employeur de Bardet. Thibaut a l'air détendu et respire la santé. Romain est crispé.» C'est une loi de leurs natures, les deux hommes n'ont jamais couru au même moment et au même endroit dans le meilleur de leur forme, ne se sont donc jamais réellement confrontés, et à peu de chose près, le malheur de l'un a toujours servi de moteur à l'autre. En 2015, ils devaient se disputer un sprint fratricide sur la quatorzième étape à Mende (Lozère) mais, tellement incapables d'imaginer l'autre gagner, ils préfèrent se saborder, coupent leur effort et laissent revenir sur eux le Britannique Steve Cummings. Ce naufrage dont ils se rejettent la responsabilité leur permettra de se sublimer : Bardet remporte en solitaire la dix-huitième étape à Saint-Jean-de-Maurienne et Pinot la vingtième étape au sommet de l'Alpe d'Huez.
Chavirage
Les deux coureurs sont trop proches pour réellement s'aimer. Ou pour véritablement se détester. Même âge, la génération 1990, même culture cycliste nettoyée des stigmates de l'affaire Festina (ils avaient 8 ans) et de la période de grande dépression qui a suivi, entre des Français qui ne gagnaient rien, des scandales par wagons, les années noires Armstrong… Certes, ils n'apprécient pas qu'on les compare. A 16 ans, les entraîneurs de Bardet admiraient Pinot, le plus gros «moteur» des deux. A 24 ans, les journalistes s'entichaient de Bardet «l'intellectuel du peloton», qui poursuivait ses études de management. Ce qui faisait dire à Bardet : «Donc, je suis nul à vélo ?» A Pinot : «Moi, je suis le con ?»
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Les perceptions se sont retournées sur elles-mêmes. Depuis sa fin de saison l’an passé, sa septième place au Tour d’Espagne et surtout sa victoire flamboyante dans le Tour de Lombardie, Pinot est «le coureur qui gagne», face à Bardet qui n’a plus rien remporté depuis une épreuve en Ardèche en février 2018. L’Auvergnat qui faisait fondre les routes dans les descentes a progressivement perdu sa réputation de «panache», condamné à rester au contact de ses rivaux pour assurer des résultats similaires aux années précédentes ; dans l’intervalle, Pinot reste nimbé du prestige de sa chevauchée en Lombardie. L’homme du plateau des Mille Etangs était-il l’ours rétif aux journalistes ? Il a demandé l’hiver passé qu’une caméra de la télé l’accompagne au quotidien sur le Tour. C’est donc l’extinction des feux sur Bardet, l’ex-préféré de la presse, qui affirme avoir choisi la discrétion de lui-même. Leur image chavire. Naguère paysan, Pinot accepte qu’on le regarde en cycliste giga consciencieux tandis que Bardet, autrefois dur ascète, parsème les réseaux sociaux d’un #plaisir très oxymore. En quelques mois, l’un est devenu l’autre.
Vie facile
Pourquoi ces métamorphoses ? Certes, ils se sont un peu chamaillés. En septembre, Romain Bardet termine deuxième des championnats du monde en Autriche et Thibaut Pinot se fait exploser pour avoir lancé les hostilités tôt dans la dernière montée - chacun s'accuse de ne pas avoir respecté les consignes de l'équipe de France. En février sur le Tour du Haut-Var, ils se reniflent dans le peloton, à la limite de manœuvres houleuses (résultat, Pinot premier et Bardet deuxième pour trois secondes d'écart). Comme toujours, c'est la réussite de l'un qui paralyse l'autre puis, par déclic, le pousse à se transcender. Le relatif échec de Bardet dans le Tour 2018 a-t-il ranimé les ambitions de Pinot ? Ce dernier ne peut qu'observer les déboires dans le camp adverse d'AG2R la Mondiale : errements matériels qui obligent à changer de fournisseur de vélo au printemps, trois équipiers écartés du Tour pour cause de blessure ou maladie (Domont, Geniez, Latour), peu de victoires… Concomitamment, Groupama-FDJ enregistre avec stupeur les aveux de dopage de son grimpeur autrichien Georg Preidler, immédiatement débarqué, mais se rassure avec d'autres succès : pas d'accident majeur, fabrication d'un nouveau guidon de contre-la-montre, entrée en fonction du directeur sportif Philippe Mauduit, tacticien renommé qui travailla avec Alberto Contador, obsession des détails jusqu'au nettoyage au bactéricide de toutes les poignées de portes et interdiction (nouvelle) de faire du bruit dans les couloirs après 22 h 30… Tout à coup, Pinot découvre la vie facile ; Bardet, qui ne s'est jamais fracturé la moindre clavicule, enchaîne au contraire les incidents. «Thibaut gagne en maturité», résume son entourage. «Romain doit apprendre à se détendre», avancent ses collègues.
Comme ils ne peuvent jamais triompher ou couler synchrones, Bardet ne s'est pas fait piéger dans les «bordures» (les coups de vent) lundi sur l'étape d'Albi, où Pinot, lui, a perdu 1'40'' sur les autres favoris. A l'arrivée, pour une fois, on a cru voir Bardet sourire. Cette déconvenue va-t-elle faire sauter son complexe provisoire ? Un proche de Pinot en convient : «Peut-être que Bardet sera devant Thibaut à Paris. Les choses ont largement le temps de changer deux ou trois fois dans la dernière semaine du Tour. Il ne faut jamais les enterrer. Ni l'un, ni l'autre.»