Voilà où on en est. Six coureurs qui se tiennent en 2’14" pour conquérir le maillot jaune, à quatre étapes de la délivrance. Aucun ne domine, tous peuvent craquer très vite dans les trois prochaines journées alpestres. Ou gagner. Avec chacun sa recette, son style, ses alliés, son concours de circonstances. Julian Alaphilippe (Deceuninck-Quick Step) en protection d’un maillot jaune qu’il pousse au-delà de sa date de péremption. Tous les autres forcés de le harceler, tout en se surveillant du coin de l’œil : le Français Thibaut Pinot (Groupama-FDJ), le Néerlandais Steven Kruijswijk (Jumbo-Visma), l’Allemand Emanuel Buchmann (Bora-Hansgrohe) et les hommes du Team Ineos plus habitués à la défense qu’à l’attaque (Geraint Thomas et Egan Bernal).
Leur terrain de jeu s’annonce vaste et encore plus riche en suspense que les étapes précédentes. Les vertus d’un tracé construit à cet effet, avec les Pyrénées au bout de deux semaines et peu de contre-la-montre. Désormais, le programme déroule un toboggan de montagnes dont six culminent à plus de 2 000 mètres - cols de Vars, Izoard, Galibier, Iseran, ascensions de Tignes et Val Thorens. La «haute altitude», expression vendue par les organisateurs depuis la présentation du parcours, serait l’ultime paramètre censé les départager, entre ceux qui s’en accommodent et ceux moins bien dotés par la nature (l’inné), ou ceux qui ne se seraient pas assez entraînés au sommet (l’acquis). La bagarre finale entre les six hommes pourra se jouer en de multiples et inattendus endroits, montées, descentes et vallées, aucune conclusion ne pouvant se tirer au clair avant la grimpée de samedi à Val Thorens, veille d’un sacre sur les Champs-Elysées.
Les deux Français
Julian Alaphilippe et Thibaut Pinot, le leader surprise et le miraculé
Un jour, Thibaut Pinot a eu cette blague acide sur lui-même : «Vivement que je gagne le Tour. Comme ça, je prends ma retraite à 30 ans.» C'était en 2017, après deux participations catastrophiques à la course qui brûle tant de coureurs. Il était loin, alors, de la promesse allumée en 2012, où il était le plus jeune membre du top 10 depuis 1947. Sur les cinq tentatives suivantes, malgré un podium en 2014 (3e) Pinot a souffert de la pression, celle des autres et la sienne coalisées. Mais sept ans après… Le Franc-Comtois de la Groupama-FDJ a retrouvé sa fougue, son mental froid, une santé, le public, les médias. Par quel miracle ? «Thibaut s'est rendu compte qu'il aimait le Tour en le regardant l'an passé à la télé», explique son entourage. Alors en convalescence d'un Giro qu'il a abandonné malade, il fait son travail d'introspection. Moment capital. Ce Tour de France 2019 est ainsi son meilleur et son plus serein, malgré 1'40» perdue vers Albi (Tarn) sur un coup de bordure (accélération du peloton profitant de l'effet du vent). Péripétie dont on ne saura que dimanche si elle lui a coûté la victoire. Dans les Pyrénées, il était le plus incisif des favoris. «Mais ne vous enflammez pas»,implore son frère et entraîneur Julien avant les Alpes. Option 1 avant les trois étapes alpestres : Pinot succombe à la chaleur, subit un «jour sans», se fait déboulonner par le Team Ineos et reste 4e. Option 2 : il attaque et remporte le Tour. Ça tombe bien, il aura 30 ans en 2020.
Julian Alaphilippe, lui, répète que son maillot jaune «ne tient qu'à un fil». Depuis le temps qu'on lui dit que son conte de fées va s'arrêter… L'inattendu protagoniste aurait dû le perdre cent fois. Au contre-la-montre de Pau, une spécialité où il y a plus pointu que lui : le leader de la Deceuninck-Quick Step déchire les faux plats avec un plateau de 56 dents. Les cols pyrénéens, trop longs en théorie : il s'accroche. Si les grimpeurs rognent sa marge, Alaphilippe augmente de 10 secondes celle sur son dauphin Geraint Thomas.
Champion populaire et pourtant du côté des dominateurs. Homme d'authenticité, qui parle à myocarde ouvert, et dont le secret de la réussite demeure incroyablement opaque. «Jusqu'où ira-t-il ?» interroge la presse. Il peut garder son maillot, limitant la casse à 20 secondes par étape alpestre, misant sur son état de grâce, ses aptitudes à récupérer, ses prouesses en descente. Prédiction contraire d'un coureur qui le connaît bien : «Julian va exploser. Son corps va finir par dire stop.»
Les deux Ineos
Geraint Thomas et Egan Bernnal, l'ancien vainqueur et l'espoir
L’heure de la passation de pouvoirs est-elle venue pour Ineos ? Depuis 2012, la formation britannique, alors sous le nom Team Sky, a fait remporter le Tour à trois de ses coureurs (Bradley Wiggins en 2012, Christopher Froome, en 2013, 2015, 2016 et 2017, Geraint Thomas en 2018), en préparant à chaque fois l’héritage devant notaire et en soumettant le peloton à son joug impitoyable.
Geraint Thomas, 33 ans, est de nouveau en lice pour gagner, secondé par un Colombien de onze ans son cadet, Egan Bernal. A l'entrée du massif alpin, les deux ne dominent pas mais sont cachés dans les buissons. Une interrogation : Bernal n'a-t-il pas de meilleures jambes que son partenaire gallois ? Le Team Ineos a plutôt prévu la mise à feu du Colombien pour 2020, depuis son recrutement fin 2017 et un contrat léonin d'une inhabituelle durée de cinq ans. Rien n'est assez beau pour Bernal, dont la précocité et l'apparente expérience ne cessent de surprendre. Comme sur Paris-Nice en mars, lorsque le poids plume (1,74 mètre, 60 kilos) navigue comme un chef dans une étape battue par les vents et les coups de «bordure».
Thomas et Bernal, le 16 juillet.
photo Régis Duvignau. Reuters
Issu d'une famille modeste (mère employée dans une plantation de fleurs, père vigile), Egan Bernal a grandi à Zipaquirá, une ville minière non loin de la capitale, Bogotá. Il a débuté son parcours par le VTT, d'où il tire encore aujourd'hui une science certaine du pilotage. Désormais résident andorran, Bernal se montre loyaliste. En juin, il déclarait : «J'irai [au Tour de France] avec Geraint [Thomas]. Ce sera notre leader et je tâcherai de l'aider.»
Geraint Thomas, lui, espère bien profiter de cette probable dernière opportunité de briller sur les routes de juillet. Le régime Ineos - cure amaigrissante et discipline de fer - finit par casser les plus résistants. Mais l'ancien pistard s'avance bravache. Les Français Pinot et Alaphilippe ? «Amenez-les moi !» Son équipier (et rival ?) Bernal ? «Je n'hésiterais pas à lui demander de rouler pour moi.» Dans le Tour selon G., version mise à jour de son autobiographie (en anglais), l'homme de Cardiff racontait les tensions avec son partenaire Christopher Froome, qui avaient émaillé son Tour victorieux en 2018. L'édition 2019 sera-t-elle plus apaisée ou subira-t-il à son tour le sort du chef détrôné par son présumé vassal ?
Les deux surprises
Steven Kruijswijk et Emmanuel Buchmann, la machine de guerre et le jeune trop modeste
Jamais gagnant, souvent placé. Le CV de Steven Kruijswijk, le Néerlandais de l'équipe Jumbo-Visma, est une ode à la constance. L'homme aux cheveux de feu a déjà terminé dans le Top 5 des trois grands Tours. Son heure de gloire aurait pu advenir en 2016. Alors qu'il porte le maillot rose de leader sur le Giro d'Italia, il s'encastre dans un mur de neige dans une descente lors de l'antépénultième étape. Il repart mais échoue au pied du podium. Cette année, il est convaincu que son heure a sonné. «Je sais que je peux le faire, certifiait-il lundi. J'ai déjà battu tous les coureurs qui sont proches de moi au classement général. Les trois étapes des Alpes me seront favorables.» Son équipe, à laquelle tout réussit depuis le départ (quatre succès d'étapes), a tout autant foi en son champion. La presse néerlandaise détaille les coulisses de «l'opération Kruijswijk» : chambres d'hôtel désinfectées ; matelas personnels et rideaux occultants pour un sommeil optimal ; une application pour calculer la dose de nourriture exactement nécessaire. Voilà pour la galerie… même si d'autres équipes font pareil. Jumbo-Visma reconnaît l'emploi de boissons aux cétones, ces composés du foie qui transforment le gras en sucre et qui, consommés sous forme exogène, pourraient aider à la performance ; le produit est controversé, mais pas interdit malgré l'absence de connaissance précise de ses effets secondaires. Steven, lui, adore les jus de fruits frais, renforcés au gingembre. Miam.
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Son coéquipier George Bennett est bien en peine d'en dire plus sur son leader. Un homme «calme», «réservé», «sous les radars», nous dit le Néo-Zélandais, mimant le signe d'un encéphalogramme aussi plat que les routes de Nuenen, près d'Eindhoven, où Kruijswijk a vu le jour voilà 32 ans.
Buchmann (en tête) le 20 juillet.
Photo Anne-Christine Poujoulat. AFP
Tout aussi discret, l'Allemand Emanuel Buchmann avait 4 ans lorsque Jan Ullrich remportait le Tour en 1997. Il en a maintenant 26 et incarne la relève outre-Rhin. Sa progression est linéaire depuis les catégories de jeunes. Troisième d'une étape pyrénéenne lors de sa première participation en 2015, il fait ses classes sans tapage, tandis que son partenaire au sein de la formation Bora-Hansgrohe, le Slovaque Peter Sagan, polarise l'attention. Actuel sixième du classement, à 2'14" d'Alaphilippe, Buchmann la joue modeste, malgré une traversée des Pyrénées de premier ordre. Interrogé sur la perspective d'un podium à Paris, il répond : «Je ne suis pas encore dans cette perspective. Je veux rester sur mon objectif initial, une place dans le Top 10.»