Où se niche le carburant d’un coureur cycliste habitué à jouer les premiers rôles mais qui traverse le Tour de France comme un fantôme ? Comment se lever tous les matins pour rejoindre le départ et continuer d’écraser les pédales ? Reliquat d’orgueil, conscience professionnelle, refus de trahir ses faiblesses… Jeudi, la dix-huitième étape du Tour de France a offert une illustration de la persévérance d’un coureur. Le Colombien Nairo Quintana s’impose à Valloire (Savoie), 1’35" devant le Français Romain Bardet, tandis que les favoris se neutralisent sur les cols de Vars, d’Izoard et du Galibier, trois sommets à plus de 2 000 mètres, et que Julian Alaphilippe conserve son maillot jaune, à deux jours de l’arrivée sur les Champs-Elysées.
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Quintana, Bardet : deux coureurs affreusement déçus et qui osent le sursaut. Ensemble, ils pèsent pas moins de cinq podiums sur le Tour de France depuis 2013. Le premier, qui a fait exploser les ultimes survivants d'un groupe d'une trentaine d'échappés dans le Galibier, court pour la toujours surprenante formation Movistar. Cette année encore, la maison espagnole est venue avec trois leaders (Quintana associé aux deux Ibères Mikel Landa et Alejandro Valverde), refusant d'établir une quelconque hiérarchie entre eux. Sur la route, c'est un beau foutoir : chacun roule pour soi, tendance accentuée par le fait que Landa et Quintana devraient changer d'employeur cet hiver, transférés respectivement chez Bahrain-Merida et Arkéa-Samsic. La Movistar en tête de peloton a donc roulé sur son Colombien échappé. Ce qui n'empêche pas ce dernier de se replacer 7e au classement général. Mieux que ses compadres Landa (8e) et Valverde (10e).
Quand il franchit la ligne, Bardet se retourne comme pour s'assurer qu'il a bien laissé des concurrents derrière lui. Assis sur un vélo de récupération, l'Auvergnat retrouve son père Philippe, instituteur, au pied du podium où il va récupérer son lot de consolation, le maillot à pois de meilleur grimpeur, normalement la tunique la plus populaire du peloton. Ce n'était pas l'objectif avoué de ce coureur ultra-méticuleux, pour ne pas dire control freak, qui visait plutôt le maillot jaune. Pour la première fois de sa carrière, Bardet, 28 ans, vit un mauvais Tour. Dix-huitième à près de 24 minutes d'Alaphilippe, il le reconnaît : «C'est vrai que c'est un nouveau rôle pour moi. Le Tour est passé très vite. J'ai été absent, inexistant. C'est difficile à accepter mais j'ai eu la chance d'être soutenu par toute l'équipe.» Et de s'interroger : «Il va peut-être falloir que je fasse un choix entre une étape et la défense du maillot à pois.»
Son coéquipier Mickaël Chérel, embarqué à ses côtés dans l'échappée matinale, disposait jeudi de son «premier bon de sortie» : «On s'était dit qu'on serait à l'avant sur cette étape. On l'avait ciblée. Romain a eu une belle réaction d'orgueil, on va le revoir à la bagarre.» Une manière d'oublier un Tour à l'envers… Avant même le départ de Bruxelles, Bardet doit déplorer l'absence de trois équipiers clés (Axel Domont, Alexandre Geniez, Pierre Latour), pour cause de chutes ou de méforme. Dès la deuxième étape, il encaisse un vilain ticket lors du contre-la-montre par équipes, abandonnant 1'19" à la formation vainqueure Jumbo-Visma. Un exercice qu'AG2R - La Mondiale avait répugné à préparer sérieusement, justifiant que son leader était ainsi ménagé loin de la pression. Bardet essaie d'ailleurs de relativiser : «Le bilan est moyen en termes de résultat, mais le point positif est l'état d'esprit du groupe, homogène, impliqué et solidaire.»
Lumière
Quatre jours plus tard, l'Auvergnat coince dans le finale de la «Super» planche des Belles Filles. Avec son langage châtié, il dépeint : «Je n'étais pas au niveau aujourd'hui et j'en ai fait le dur et l'amer constat.»Et l'affaire ne s'arrange pas en deuxième semaine, ni lors du contre-la-montre individuel de Pau, où il est une des seules stars à oser un changement de vélo, ni dans la traversée des Pyrénées, où il perd encore du temps.
Samedi passé, au soir du Tourmalet, son patron Vincent Lavenu avouait ne «pas réaliser» comment il était possible de «tomber d'aussi haut». Mais le manager s'interdisait de penser au pire : l'abandon. 48 heures plus tard, Bardet se livre à un examen de conscience, révélant sa «lassitude» après des années dédiées corps et âme au podium du Tour : «En 2020, je changerai de programme, c'est sûr à 100 %. Ça ne sera pas la même approche. Il y a trop de déjà-vu, trop de rationnel, et ce n'est pas ça, le cyclisme.» Ira-t-il l'an prochain sur le Tour d'Italie, comme il en avait caressé sérieusement l'espoir déjà cet hiver ? En off, un dirigeant d'AG2R - La Mondiale se montre optimiste : «C'est une très bonne année, riche en enseignements. Maintenant nous allons pouvoir mettre des choses en place et repartir du bon pied.» Il reste deux étapes à Bardet, ce vendredi vers Tignes et demain vers Val Thorens, pour trouver la lumière au bout du chemin.