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Tour de France

Pinot KO, Bernal en jaune par chaos

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Incroyable 19e étape d’un invraisemblable Tour. Après l’abandon du Français, blessé à la cuisse, elle a été interrompue à cause d’un éboulement de terrain après un orage de grêle. Le Colombien a dépossédé Alaphilippe du maillot de leader.
Pinot réconforté par un coéquipier vendredi. (Photo Marco Bertorello. AFP)
publié le 26 juillet 2019 à 20h56
(mis à jour le 26 juillet 2019 à 21h37)

Ce Tour de France de songes et d'impossibles ne s'arrêtera pas dimanche devant l'Arc de triomphe à Paris, au terme de sa dernière étape, mais continuera de vivre longtemps dans les mémoires, couru dans des univers parallèles où tous les héros gagnent et s'écroulent, comme dans une quête sans vainqueur défini, une question sans réponse, une fable sans morale. Loin d'infléchir la beauté de cette 106e édition parmi les plus dramatiques de l'histoire, voilà ce qui en fera le prix : l'inachevé. Vendredi, 19e étape entre Saint-Jean-de-Maurienne et la station de Tignes (Savoie) : un orage de grêle déchire l'épreuve, la boue et un amas de pierres coupent la route, les coureurs sont forcés de s'arrêter en pleine descente du col d'Iseran, à une trentaine de kilomètres de l'arrivée. La météo et l'état des routes ont aussi incité les organisateurs du Tour à raccourcir la 20e étape de ce samedi entre Albertville et Val Thorens : elle fera 59 kilomètres au lieu des 130 prévus initialement.

Vendredi, le Colombien Egan Bernal (Team Ineos) est déclaré nouveau maillot jaune sur la foi du chronométrage actionné au sommet du col ; le Français Julian Alaphilippe laisse sa tunique de leader et ses chimères ; plus tôt son compatriote Thibaut Pinot abandonnait en larmes, alors qu’il pouvait encore croire à une place sur le podium, et même rêver à la plus haute.

Pinot, maillot à poisse

Le premier orage de la journée s'abat au kilomètre 36 sur des prairies sèches. Thibaut Pinot, en pleurs, quitte la course. Vainqueur au Tourmalet, 5e du classement, il était jeudi au Galibier le meilleur grimpeur… derrière Egan Bernal. «J'étais moyen», s'inquiétait-il déjà. Le Franc-Comtois cachait une lancinante douleur contractée mercredi, «une lésion musculaire à la cuisse gauche», selon son équipe. En perdition, il secoue les jambes, les épaules, et enfin la tête. Son collègue William Bonnet l'étreint tout en roulant. Pinot descend de machine sans avoir grimpé à Tignes, sa colline de cœur où il possède son chalet et des fans qui avaient peint la route en son honneur. Son plus beau Tour de France depuis sa troisième place finale de 2014 s'arrête au village d'Avrieux, devant le pèlerinage de Saint-Benoît, celui qui chasse le Diable et garantit aux hommes une «belle mort». «Thibaut a des très hauts et des très bas», rappelait son frère Julien avant le départ.

Ce mois de juillet semblait accroché dans les bons reliefs, «avec les astres alignés» comme l'espérait le coureur malgré son échec à Albi (Tarn), quand il avait perdu du temps sur un coup de vent («bordure»). Un bonheur étale qui contrastait avec ses Tours glaciaux de 2016 et 2017, abandonnés pour cause de fatigue et maladie. Rien en commun avec le Giro 2018 où, déjà, à deux jours de l'arrivée, Pinot avait été contraint de se retirer, fiévreux, dévoré par une pneumopathie. Son frère revient sur cet abîme qui annonçait celui de vendredi : «Thibaut s'accroche au-delà du raisonnable, son mental est hors-norme. Quand il ne peut plus suivre, c'est que le corps lâche. Ce Giro l'a aidé à relativiser le sens de son métier. Il suffit de quelques kilomètres pour passer d'un podium potentiel à un lit d'hôpital, dans la même chambre qu'un vieux monsieur sous assistance respiratoire. C'est très dur mais, en décidant de continuer sa carrière, Thibaut en a accepté les conditions.» Un ami était pris d'anxiété après ce nouvel effondrement vendredi : «Thibaut aura-t-il cette fois la force de se relever ?»

Bernal en orbite

Egan Bernal, 22 ans, est le nouveau maillot jaune du Tour de France. A deux jours de devenir (peut-être ? probablement ? sans doute ?) le premier Colombien au palmarès et, donc, la prochaine idole d'un pays qui vénère le cyclisme presque autant que le foot. Le grimpeur aux lunettes d'ouvrier fraiseur a attaqué à mi-pente de l'Iseran. En six kilomètres sous les névés égarés dans la pierraille, il porte son avance à 2'07" sur Alaphilippe quand il atteint le sommet du col routier le plus haut d'Europe, 2 770 mètres, presque aussi perché que sa ville natale de Zipaquirá. Il ne le sait pas encore mais c'est son temps au sommet du col qui servira de référence au classement. Il ignore que la boue va entraver sa route. Descente folle pour creuser l'écart, accompagné du Britannique Simon Yates (Mitchelton-Scott) échappé et qu'il venait de reprendre : «J'allais à toute allure, tout allait bien quand on m'a dit de m'arrêter. Mais je ne voulais pas, pas maintenant !» Son manager David Brailsford pense que la neutralisation de l'étape n'affecte pas la logique du sport : «La chance sourit aux audacieux.»

Incrédule, Bernal revêt un imperméable. Monte dans sa voiture et rejoint le podium dressé à Tignes. «Quand on m'a donné le maillot jaune et le lion [en peluche], j'ai eu envie de pleurer», raconte-t-il, entouré de sa compagne et de son père, ancien gardien d'église. Tout semble entrer dans la normale sur un Tour qui ne l'a jamais vraiment été : l'équipe aux six succès en sept ans (Wiggins, Froome, Thomas) devrait étendre sa domination et le meilleur escaladeur au monde, vainqueur en juin du Tour de Suisse, le favori des pronostics, a enfin émergé d'une course brouillardeuse. Bernal compte 48 secondes d'avance au classement sur Alaphilippe et 1'16" sur le vainqueur sortant, son coéquipier Geraint Thomas. «Le Tour est loin d'être fini», nuance le directeur sportif, Nicolas Portal.

Vendredi, la 19e étape du Tour a dû être interrompue à cause d’un important orage de grêle. Photo Peter De Voecht. Photo News. Panoramic

Alaphilippe, fin de la vie en jaune

Imaginons un vieux Julian Alaphilippe dans sa chaise à bascule, vieux qui s'arrange avec le fil des souvenirs, et qui racontera, encore une fois, cette étape de cailloux et de fange et dire qu'il aurait pu gagner, peut-être, qui sait… En haut de l'Iseran, la torche vivante de cet été, maillot jaune pendant quatorze jours, avait perdu 2'07" sur Bernal. Rencontrant enfin la défaillance qu'on lui promettait depuis longtemps, fatalité qu'il repoussait sans cesse, dans les Pyrénées, au Galibier… Dans la descente, sur son terrain d'excellence, le coureur de l'équipe belge Deceuninck - Quick Step essayait de se rétablir et d'amoindrir l'écart. Le raccourcissement de cette étape a-t-il privé Alaphilippe d'un rapproché dans les dix kilomètres restants de descente, léger sursaut qui aurait ranimé ses chances, très théoriques, de reprendre le maillot jaune samedi ? Ou bien a-t-il profité de l'annulation de la dernière montée vers Tignes (7 km à 7,4 %) qui lui aurait infligé bien des souffrances et menacé sa place sur le podium ? A chaud, Alaphilippe lève le bras gauche de découragement quand il comprend que cette descente comptait pour rien. Un long moment, il garde l'œil noir. Puis la réalité reprend le dessus. Alaphilippe accepte les photos avec des supporters. Et concède ce qui ne sera jamais complètement une défaite : «J'ai donné le maximum, je n'ai pas de regret, je suis battu par plus fort. C'est déjà un rêve d'avoir porté longtemps le maillot jaune, bien plus longtemps que je l'avais imaginé.»

Orage, ô désespoir

Longtemps, le vainqueur de cette 19e étape sembla être une déneigeuse jaune filmée d'un hélicoptère, faute de course, faute de sens. En quelques minutes à peine, l'orage a noyé le revers du col, tapissé la route de grêlons donnant aux lieux une apparence de neige sale. De grosses pierres ont roulé, la boue a coulé : 50 centimètres d'épaisseur sur 20 mètres de longueur. Les coureurs s'immobilisent un à un. Sur la montagne d'en face, séparée par le lac de Chevril encore vert, les spectateurs attendent sur la ligne d'arrivée. L'étape était-elle simplement neutralisée jusqu'à ce qu'un nouveau départ soit donné au pied de l'ascension de Tignes ? Ou définitivement suspendue ? Les spectateurs essaient de comprendre les images, sur leur téléphone ou l'écran géant. A 17 h 30, le speaker annonce l'annulation du spectacle : aucun cycliste ne ralliera la ligne. «Dommage pour la ville», se lamentent certains. D'autres : «Au moins, les coureurs auront un peu plus de temps pour se reposer.» Une camionnette publicitaire tente une programmation audacieuse et lance la Macarena. A 18 heures, les premiers coureurs, qui sont remontés sur leurs vélos, font leur entrée dans la station, à la recherche de leur hôtel.

Déroutés, au propre comme au figuré. La lanterne rouge Yoann Offredo (Wanty-Groupe Gobert) témoigne : «Tout était flou. On ne savait pas où les temps seraient arrêtés, et donc s'il fallait continuer à descendre sous les grêlons.» L'Italien Matteo Trentin (Mitchelton-Scott), vainqueur à Gap jeudi : «Bien sûr que c'est frustrant pour ceux qui ont fourni beaucoup d'efforts aujourd'hui. Mon équipier Simon Yates [en tête avec Bernal au moment de la neutralisation, ndlr] aurait pu gagner l'étape et prendre des points pour le maillot de meilleur grimpeur. Mais on ne contrôle pas la météo, ça ne sert à rien de protester.» Le sprinteur espagnol Iván Garcia Cortina (Bahrain-Merida), soulagé : «Je suis heureux que ça se soit fini plus tôt que prévu. Sur ce Tour, on a couru par 45 degrés, aujourd'hui c'était la grêle… Parfois, il faut penser à la santé des coureurs avant qu'il y ait un accident.»