Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.
Le rugby en France, histoire d’un enclavement
Dans les représentations collectives, le rugby est un sport associé au sud de la France et plus particulièrement au sud-ouest, car cette partie du territoire a longtemps été une terre d'accueil et de développement de la pratique. Apparus dans les milieux universitaires et bourgeois du sud de l'Angleterre à la fin du XIXe siècle, le rugby et le football se sont largement diffusés à cette même époque en France, notamment dans les grandes zones urbaines, comme le soulignait le géographe Jean-Pierre Augustin. Ce dernier, justement, nous explique que le rugby connaît un plus grand succès dans le sud-ouest, et plus particulièrement dans la région bordelaise, du fait d'une forte présence anglaise, ce qui explique les premiers succès du Stade bordelais, premier club non parisien, champion de France en 1899. L'engouement autour de la victoire du club girondin, va participer à la diffusion du rugby dans les départements et régions environnantes, en intégrant cette discipline sportive, au pouvoir de socialisation très fort, comme un élément important de l'identité culturelle de cette zone de la France.
Pour autant, ce ne sont pas les seules raisons qui expliquent cette forte présence du rugby sur ce territoire. En effet, explique le géographe Loïc Ravenel, malgré la forte présence d'une population anglaise dans le nord de la France et notamment en Normandie, le rugby ne s'y est pas autant développé. Le chercheur avance le fait historique que le nord, fortement impliqué dans la Première Guerre mondiale, a été lieu d'un fort métissage social des populations, notamment via l'armée et le football était un meilleur moyen pour permettre la rencontre et la cohésion entre une population citadine et une population rurale (ne pratiquant pas le rugby). Mais surtout, en s'appuyant sur les travaux du sociologue Jean-Paul Callède, Loïc Ravenel met en lumière que le patronage catholique du nord et de l'ouest de la France a favorisé le football au profit du rugby, qui fut quant à lui l'apanage des instituteurs laïcs du sud-ouest. Par ailleurs, l'amateurisme prédominant (et propre aux valeurs bourgeoises) va accentuer l'enclavement géographique, selon Loïc Ravenel. En effet, les coûts de transports élevés jusqu'à la moitié du XXe siècle ont favorisé les championnats locaux au détriment d'une grande diffusion nationale.
Le professionnalisme et la mixité
L’équipe de France, vitrine du rugby hexagonal, qui participe à la première Coupe du monde en 1987, regroupait un nombre conséquent de joueurs du sud-ouest. La véritable mutation n’adviendra réellement qu’avec la professionnalisation de la discipline en 1995. Cette professionnalisation, s’accompagnant obligatoirement d’une plus grande diffusion médiatique, a eu pour conséquence de modifier totalement le rugby en tant que spectacle. À ce propos, le sociologue Cyril Lemieux, qui s’est interrogé sur la véritable popularité du rugby en France, note que si cette discipline tend à s’inscrire grandement dans le paysage audiovisuel ces vingt dernières années, il n’en demeure pas moins qu’en termes de pratique, le nombre de licenciés est relativement faible. D’ailleurs, le sociologue nous rappelle que plus un individu est situé dans le bas de l’échelle sociale, moins il pratiquera de sport à l’âge adulte. En revanche, il consommera davantage de spectacles sportifs.
La popularité du rugby réside dans sa spectacularisation médiatique, nous dit Cyril Lemieux, ce qui a entraîné une profonde mutation de la pratique. Ainsi les impératifs de vitesse et de puissance athlétique qui contribuent à une théâtralité plus spectaculaire, et donc plus vendeuse, nécessitent de nouveaux corps. C’est en ce sens que le sociologue Patrick Mignon, interviewé par le journaliste Yannick Cochennec, explique que dans cette quête d’excellence athlétique, le milieu historique du rugby s’est ouvert à de nouveaux profils issus de milieux culturels et sociaux différents, sans se priver d’user des stéréotypes raciaux. On peut donc considérer les sélections de Rabah Slimani, Wesley Fofana ou Yacouba Camara dans l’équipe de France présente au Japon comme le résultat d’une professionnalisation plus importante du rugby. Mais cette diversité en équipe de France, tout aussi bénéfique pour la discipline que pour la société, ne doit pas pour autant masquer d’autres transformations générées par le professionnalisme sportif, et notamment l’augmentation des risques psychologiques et physiques encourus par les joueurs.