Une page s’est tournée. La nouvelle est encore toute blanche. Pour la première fois depuis 2005, les championnats du monde d’athlétisme déroulent leur décor sans prévoir une place pour Usain Bolt. Le Jamaïcain a mis ses pointes au placard. Il profite de la vie. Avec huit médailles d’or olympiques et onze titres mondiaux, il peut se le permettre. Qui le remplacera ? Personne. Ce samedi, le vainqueur de la finale du 100 m, au Khalifa Stadium de Doha, pourra tout au mieux prétendre lui succéder. Mais le remplacer, sûrement pas.
Mauvaise odeur
A ce jeu, un nom émerge. Christian Coleman. Américain, 23 ans, tout en rondeurs, les anneaux olympiques tatoués sur le biceps gauche. Un format de poche (1,75 m), trapu et massif (72 kg). L’antithèse d’Usain Bolt. S’il ne trébuche pas, le titre mondial lui est promis. Il a perdu un 100 m, un seul, au cours des quinze derniers mois. Mais son vainqueur, l’Américain Noah Lyles, ne lui disputera pas la victoire. Il a choisi de se concentrer sur le 200 m. Christian Coleman détient le meilleur chrono mondial de l’année (9"81). Il pointait déjà en tête du bilan en 2017 et 2018. Cette saison, il n’a jamais couru plus lentement qu’en 9"86, à l’exception d’une sortie aux championnats des Etats-Unis, où le vent lui soufflait de face dans les naseaux. Il est seul au monde. Il le sait. En façade, ses rivaux refusent encore l’évidence, mais ils ne trompent personne.
Seul ennui, mais de taille : une affaire de dopage venue se glisser dans son couloir comme une mauvaise odeur. Le mois dernier, le Daily Mail a révélé que Christian Coleman avait manqué trois contrôles antidopage au cours des douze derniers mois. L'information a été confirmée dans la foulée par l'Agence américaine antidopage (Usada). Une telle infraction aurait dû lui valoir une suspension pouvant aller jusqu'à deux ans. Aux oubliettes, ses rêves d'un titre mondial à Doha. L'Américain risquait même de voir les Jeux de Tokyo 2020 lui glisser entre les doigts. Mais ses avocats ont retroussé leurs manches, épluché le dossier avec des manières de détective. Ils ont trouvé la faille : le premier de ses trois défauts de localisation avait été enregistré à une mauvaise date. Les trois manquements n'entraient plus dans une période de douze mois. Pour une subtilité dans les textes de l'Agence mondiale antidopage, Christian Coleman est passé entre les gouttes. Mais son image, jusque-là impeccable, a perdu ses belles couleurs.
«Je travaille dur»
Un moment dans les cordes, l'Américain a réagi en passant à l'offensive. Il a posté sur sa propre chaîne YouTube, le 12 septembre, une vidéo où il s'excuse de sa négligence dans l'enregistrement de sa localisation, jure ses grands dieux n'avoir jamais avalé le moindre produit interdit, affirme être l'un des athlètes les plus contrôlés au monde. Surtout, il attaque. «C'est une honte pour l'Usada que cette affaire ait été rendue public et qu'ils demandent aux athlètes de suivre un règlement qu'ils ne comprennent pas eux-mêmes. Je me sens aujourd'hui comme une victime. Je travaille dur, je bois de l'eau et travaille encore plus dur le lendemain. Cette situation peut m'affecter mentalement. J'ai manqué deux compétitions. Je dois maintenant composer avec un grand stress et une réputation ternie. Dans une telle situation, il est difficile d'empêcher les gens de tirer leurs propres conclusions.»
Dans le milieu, son cas divise. Son compatriote Michael Johnson, l'ancien recordman du monde des 200 et 400 m, aujourd'hui consultant pour la BBC, suggère que l'affaire l'écarte à jamais de la liste des postulants au titre de «nouveau visage de l'athlétisme mondial», abandonné par Usain Bolt. «Elle le suivra toujours», prédit-il. Sebastian Coe, le président de la Fédération internationale d'athlétisme, assure le contraire. «Je suis heureux qu'il soit présent à Doha, a-t-il dit vendredi soir. Sa victoire serait bonne pour l'athlétisme. Mais elle n'est pas encore acquise.»
Sans doute. Mais sa mise en jambe sur la piste du Khalifa Stadium, vendredi après-midi pour le 1er tour du 100 m, a déjà esquissé son profil de vainqueur. Une ligne droite avalée en 9"98, en donnant l'impression de retenir son effort après 30 mètres de course. Lui seul s'est glissé sous la barre des 10 secondes. A l'annonce de son nom, pas le moindre sifflet n'est monté des tribunes, où les sièges vides se comptent par milliers, malgré une colonie éthiopienne transportée en autobus depuis les camps de travailleurs. Le titre mondial lui tend les bras. Mais il ne suffira sans doute pas à l'inviter à la table des grands.