Peut-être qu'il est humain : le Néerlandais Mathieu van der Poel, le joyau aveuglant du cyclisme, s'est brisé en mille morceaux dimanche lors du championnat du monde disputé sur un circuit reliant Leeds à Harrogate, en Angleterre. Une course que le jeune prodige (24 ans) semblait en mesure de dominer, même s'il ne s'agissait que de sa première participation sur cette épreuve, mais qui a ouvert la voie à un vainqueur inattendu, le Danois Mads Pedersen. «Je me sentais bien et, tout à coup, j'étais vide, raconte van der Poel. J'ai ressenti un coup ou quelque chose dans ce genre-là. Je ne crois pas que ce soit une hypoglycémie, je ne sais pas ce qui s'est vraiment passé.»
Poulidor. Illustration du «serrage de moteur» en cyclisme, magistral et pathétique, dans des tremblements de pistons et des effluves de gazoline. «VDP», le petit-fils hollandais de Raymond Poulidor (ascendance un peu lourde à traîner), semblait d'abord le plus fringant d'une échappée dans les collines spongieuses du Yorkshire. Le «coup ou quelque chose dans ce genre» lui est tombé dessus à 13 km de l'arrivée : il ne parvenait plus à enrouler son braquet, plongeait le menton, affligé, inapte à suivre le rythme. En un kilomètre de route baveuse, le héros de la saison était décramponné de l'échappée. Puis du peloton, qui était promptement revenu sur lui.
Dans la dernière ligne droite tracée à Harrogate, grande cité thermale britannique, Mads Pedersen devance au sprint l'Italien Matteo Trentin et le Suisse Stefan Küng. Le moins connu, le moins saillant sur les images brumeuses de la télévision, celui qui s'impose par surgissement, résume : «Il fallait survivre, survivre, survivre encore et donner le meilleur au sprint. Quand la ligne d'arrivée s'est dressée devant nous, j'ai espéré que la douleur s'arrête.» L'échappée gagnante s'était amorcée à 66 km du but sous la pression de Küng, rejoint 15 km plus tard par Pedersen et l'Italien Gianni Moscon, et encore 15 km plus loin par Trentin et van der Poel. Le peloton n'est jamais parvenu à réduire l'écart, décontenancé par l'abandon du champion sortant, l'Espagnol Alejandro Valverde, et la piètre journée des Français (Tony Gallopin se classe 23e, Julian Alaphilippe 28e). Quant aux Belges, ils perdaient leur très jeune outsider Remco Evenepoel, 19 ans, presque arrêté pour attendre son collègue Philippe Gilbert après un incident mécanique - les deux hommes devaient rejoindre le peloton ensemble, ils ont été contraints à l'abandon ensemble.
Mads Pedersen devient le premier Danois à accrocher le titre de champion du monde sur route depuis la création de l’épreuve en 1921, dans son pays, à Copenhague. Il court pour l’équipe américaine Trek-Segafredo, dont le futur leader sera l’Italien Vincenzo Nibali. Une première participation au Tour de France reste possible sans être cruciale pour sa carrière : il arborerait certes son nouveau maillot de champion, tissu blanc et rayures de l’arc-en-ciel, mais il cognerait sa tête contre les montagnes, avec 74 kilos à hisser pour 1,79 mètre.
Pedersen est un coureur-taureau : le cou, le buste, les cuisses. Un athlète de force, rouleur de trait, le cuir imperméable à toutes les pluies d’Europe. Il gratte du pied sur les pavés, dans les petits sprints ou lors des contre-la-montre.
Terrifiés. A 17 ans, il remportait Paris-Roubaix junior : il s'affirme alors comme le meilleur cycliste de sa génération, au côté de Mathieu van der Poel. En 2018, le Danois terminait deuxième du Tour des Flandres derrière le Néerlandais Niki Terpstra, mais devant le Belge Philippe Gilbert. Son exploit dimanche dans les championnats du monde confirme que la course est l'apanage des hommes de «classiques», résistants aux intempéries et aux longues distances. Il ne fallait pas seulement être le plus rapide pour l'emporter, mais le plus solide et le plus calculateur de risques. Pendant la course, le bulletin météo donnait 7°C sur le Yorkshire mais un zéro ressenti sous l'effet du vent. Et la pluie lancinante avait conduit les organisateurs à raccourcir le parcours (261,8 km au lieu de 284), ce qui ne changeait pas grand-chose à la peur d'un peloton encore sous le choc des chutes de mercredi dans le contre-la-montre des 19-22 ans : des dévers transformés en piscine, les visages des malheureux terrifiés de se retrouver non seulement sur le goudron mais aussi au milieu d'une eau ruisselante, à petites vagues noires.
Enfant, Mads Pedersen aimait jouer avec des voitures construites à l'ancienne, dans de vieilles caisses à savon. «J'avais le feu aux fesses, confie-t-il au quotidien BT. J'avais trop de choses à faire pour m'asseoir sur le canapé et regarder des courses de vélo à la télé.» Le sang de taureau : «Je peux être très ouvert mais quand un truc m'emmerde, je le dis. Que ce soit au directeur de Trek ou à qui que ce soit d'autre.» Sa victoire confirme l'accès au pouvoir d'une génération des moins de 25 ans très talentueuse dans le peloton ainsi que l'excellence de l'école danoise, insoupçonnée jusque-ci, hors la victoire controversée de Bjarne Riis dans le Tour de France 1996, au cœur des années EPO.
A l'image de Pedersen, les jeunes coureurs de ce pays nordique gagnent sur les classiques, tels Michael Valgren (Dimension Data) au Nieuwsblad et à l'Amstel Gold Race, Soren Kragh Andersen (Sunweb) à Paris-Tours ou encore Magnus Cort Nielsen (Astana) sur une étape du Tour de France l'an passé. Depuis une dizaine d'années, la détection et l'accompagnement des coureurs, y compris par un psychologue attitré, est enviée dans le peloton. Le directeur de la performance de la Fédération danoise, Morten Bennekou : «Nous faisons en sorte que les jeunes ne décrochent pas, qu'ils aient toujours envie de faire du vélo.» Dimanche, un titre mondial est venu récompenser la démarche.