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Le marathon en moins de deux heures  : top chrono ou flop promo  ?

Ce samedi à Vienne, le Kenyan Kipchoge a abattu un mur symbolique dans des conditions qui divisent les experts. Pour certains, il s’agit d’un véritable exploit, pour d’autres d’une mascarade marketing.
Le Kényan Eliud Kipchoge (en blanc) devient le premier homme à passer sous la barre mythique des 2 heures au marathon, le 12 octobre 2019 à Vienne (Photo ALEX HALADA. AFP)
publié le 11 octobre 2019 à 19h09
(mis à jour le 12 octobre 2019 à 10h42)

Abattre le mur des 2 heures sur marathon était l’un des derniers graal à conquérir dans l’athlétisme. Eliud Kipchoge, champion olympique en titre sur 42,195 kilomètres, s’y était essayé il y a deux ans et demi lors d’un grand barnum médiatico-sportif orchestré par Nike : parcours plat sur le circuit automobile de Monza, voiture devant lui pour l’abriter du vent, une vingtaine de lièvres pour garder le bon tempo, boisson énergétique sur mesure à volonté. Le Breaking 2, comme avait été baptisée l’opération, avait finalement accouché d’un chrono de 2h00′25′' soit 1′04′' plus rapide que le «vrai» record du monde du marathon, que Kipchoge, a établi en 2018 à Berlin, à 2h01′39′'.  Au-delà du chrono, la tentative avait soulevé une foule de débats en divisant les foules et les experts : d’un côté ceux pour qui y voyaient une mascarade commerciale, de l’autre ceux pour qui il s’agissait d’un nouveau pas dans l’évolution de l’homme.

Samedi, Kipchoge, qui a boudé les derniers championnats du monde de Doha, a franchi la barrière symbolique des 2 heures. Le long des allées du parc du Prater, à Vienne, «traîné» et protégé du vent par une flopée de lièvres, il avalé les 42,195 kilomètres en 1 h 59 min 40 sec, soit quasiment deux minutes de moins que son record du monde (2 h 01 min 39 sec) établi à Berlin l’an dernier. Cette fois, Nike n'était pas de la partie. C'est la société britannique Ineos (qui a notamment racheté l’équipe cycliste Sky de Froome) qui a financé l'opération. Le chrono de Kipchoge ne sera pas officiel, car il ne l'a pas établi lors d’une compétition homologuée par la Fédération internationale. Et la polémique subsistera: exploit sportif ou poudre aux yeux commerciale ? Parole aux experts.

«Il y a plein des records comme ça dans le "Guinness Book"»

Jean-Claude Vollmer, ex-directeur technique national adjoint à la Fédération française d’athlétisme, entraîneur de Hassan Chahdi, meilleur marathonien français.

«Je me désolidarise complètement de cet essai de Kipchoge à Vienne. C’est l’antithèse absolue de l’athlétisme, un sport de confrontation. Au Prater il n’y en aura aucune, seulement des lièvres pour le Kenyan. C’est de la mauvaise foi de la part d’Ineos. On en disant que c’est la quête d’un record, mais pour moi un record ne peut être établi que dans une compétition et une compétition a des règles que tout le monde doit respecter. Ça se fait un jour J et à un moment H, sans regarder la météo. Là on n’a rien de tout cela. La Fédération internationale d’athlétisme devrait disqualifier Kipchoge et ses lièvres comme on faisait dans le temps quand on organisait des exhibitions du type : athlète contre animal. Ladoumègue et Nurmi ont été disqualifiés pour cette raison. Comme c’est compliqué de réaliser un record du monde sur marathon on organise ce cirque… Il n’y a pas d’adversaire, c’est une exhibition, une mascarade, une mise en scène ostentatoire.

«Si Kipchoge réussit, les gens vont dire que c'est un exploit physique, mais c'est quoi un exploit physique ? Rester debout 24 heures sur une planche ? Il y a plein des records comme ça dans le Guinness Book. On pourrait dire aussi que cela sert à montrer ou repousser les limites humaines. Oui, mais alors si tu fais courir Bolt avec une machine de survitesse et des ventilos derrière lui, il fait moins de 9'', voilà c'est pas compliqué ! Le 1h59 d'Ineos c'est fallacieux, c'est presque de l'usurpation. On sort du cadre de la compétition et c'est dangereux pour l'athlétisme. Pour intéresser le public, on va faire du spectacle et là il n'y a pas de limites… De cette mascarade au Prater, on va en parler plus que des 2h01'41'' de Bekele il y a deux semaines à Berlin (à deux petites secondes du record du monde de Kipchoge), ou du gars qui a remporté les championnats du monde à Doha [ironie du sort, il faisait partie du projet Breaking 2 de Monza en 2017, ndlr].

«On met en avant une simili compétition qui prend le pas sur la vraie. De plus on n’a aucun moyen de contrôle sur Kipchoge. C’est sociétal ? Peut-être. On veut casser les règles, la société veut du spectacle permanent, regardez dans les stades d’athlé, des feux d’artifice, des lumières de partout. Il faut épater la galerie tout le temps. L’exploit sportif devient juste un support pour les sponsors. Ineos veut s’acheter une image, c’est évident. Je souhaite vraiment qu’il ne réussisse pas. Je donnerais cher en revanche pour voir le duel Kipchoge-Bekele aux JO de Tokyo l’année prochaine.»

Eliud Kipchoge et quelques secondes de trop, à Monza, lors de l’essai du 6 mai 2017.

Photo Alessandro Garofalo. Reuters

«Il n'a pas utilisé une mobylette»

Claudio Berardelli, entraîneur au Kenya depuis vingt ans. Aux championnats du monde de Doha, deux athlètes de son groupe ont remporté une médaille, l’un de bronze dans le marathon masculin et l’autre d’argent dans le 5 000 féminin.

«L’essai de Kipchoge peut être analysé de beaucoup de points de vue. C’est clair qu’il y a un aspect commercial, mais derrière il y a l’aspect humain. Eliud Kipchoge a déjà écrit de magnifiques pages dans l’histoire du marathon et de la course à pied en général. C’est un garçon unique et quand il essaie de descendre sous les deux heures, même s’il le fait en dehors de la réglementation d’une compétition, il le fait avec ses poumons, ses jambes, son cœur, il n'a pas utilisé une mobylette. Des évènements comme ça créent de la curiosité et peuvent marquer des points de changement en réfléchissant sur la méthodologie de l’entraînement et sur les limites humaines.

«On ne peut pas comparer le 1h59 d'Ineos avec le marathon olympique, bien évidemment. Je suis d'accord, ça n'a pas le charme du marathon, mais il faut l'analyser pour ce que c'est : un essai. Je ne crois pas non plus que la composante commerciale soit prédominante. En 2017 le Breaking 2 avait été organisé par Nike qui avait financé le projet et, derrière, avait sorti une collection complète de chaussures pour le running. Cette fois-ci il n'y a aucun discours sur la biomécanique, sur l'alimentation, sur les chaussures, Ineos ne s'est pas mêlé de ces aspects qui sont déjà acquis depuis longtemps chez un champion comme Kipchoge. Je peux vous dire aussi que je le vois souvent sur la piste que nous utilisons à Kapsabet au Kenya : il n'a rien changé dans son entraînement. Il est unique parce que malgré son âge déjà avancé pour un marathonien de haut niveau [35 ans le 5 novembre, ndlr], il arrive non seulement à maintenir un excellent niveau mais aussi à s'améliorer. Cela est dû à sa capacité unique de se gérer, de savoir quand il faut se reposer et quand on peut pousser sur l'accélérateur : je crois que c'est ça son secret, mais les choses simples à dire sont souvent les plus compliquées à traduire dans la pratique. Il ne faut pas oublier que Kipchoge détient le record du monde du marathon, couru à Berlin il y a juste un an ! Je crois que cette fois-ci il va pouvoir descendre sous les deux heures. Il a le grand avantage d'avoir déjà couru une fois tout près du mur à Monza [2h00'25'' au Breaking 2]. Ça nous donnera encore des billes, du grain à moudre pour réfléchir et progresser !»

«Il faut expliquer comment on peut y arriver»

Pierre Sallet, physiologiste.

«Il existe clairement deux courants scientifiques au sujet du passage sous les 2 heures au marathon. Certains pensent la chose possible avant 2020, d’autres ont établi des projections estimant que cela ne se fera pas avant 2032 au mieux. En ce qui me concerne, ma vision demeure assez tranchée sur ce "record". Ce qui me dérange le plus dans ces évènements, Breaking 2 en 2017 et 1h59 Ineos maintenant, c’est que le lobbying en place cherche à nous fournir des variables explicatives au travers de la nutrition en course, des aspects techniques, une optimisation de l’entraînement… mais cela ne représente que des gains marginaux inférieurs à 2%, contrairement à ce qu’on peut lire ici et là. La réalité est bien différente : le dopage permet un gain de 10%, c’est-à-dire qu’un athlète clean en possession d’un record personnel autour de 2h10 pourrait viser un chrono en dessous de 2 heures, bien dopé. Et avec l’expression "bien dopé" je veux dire suivant un protocole très pointu.

A l’époque du Breaking 2, j’avais contacté Nike pour savoir si les résultats de leurs travaux sur la physiologie de Kipchoge et des deux autres athlètes qui avaient préparé l’exploit seraient publiés. Si on fait de la recherche, il faut publier les résultats après et si on dit que c’est un grand pas pour l’humanité de descendre sous les 2 heures sur marathon, il faut bien expliquer comment on peut y arriver, afin notamment que l’humanité puisse s’approprier ces nouvelles méthodologies. Je n’ai reçu aucune réponse, las ! L’extrême opacité du Breaking 2 de Nike ou du 1h59 Ineos sur ces points ne laisse rien présager de bon et me porte à croire que les 2 heures seront franchies le 12 octobre. Quelle tristesse !»