Chaque semaine avec RétroNews, le site de presse de la BNF, une histoire de sport telle que l’a racontée la presse française de l’époque. Aujourd’hui, à l’occasion du début de la saison de ski alpin, retour sur la carrière et le fait de gloire d’Emile Allais, son triplé aux championnats du monde de 1937.
Emile Allais n’est pas seulement un champion de ski alpin, il en est également un théoricien et un innovateur. L’inventeur de ce qui restera dans l’histoire de ce sport «la méthode française». Les racines de cette révolution dans l’enseignement du ski plongent à Megève (Haute-Savoie) où Allais est né en 1912. Tout naturellement, le fils de boulanger se retrouve donc skis aux pieds dans une station fréquentée par le gotha européen, sous l’impulsion de la baronne Noémie de Rothschild, propriétaire d’un hôtel. A la recherche de moniteurs pour initier ses riches clients, elle fait appel à des Autrichiens. Tous sont disciples d’un père spirituel, Hannes Schneider, créateur de ce qui est alors la seule méthode d’apprentissage du ski.
Sur les pentes de Megève, l’un de ces professeurs, Otto Lantschner, repère un gamin qui l’observe tous les jours. L’admiration est réciproque. L’enfant est subjugué par le moniteur, lui-même impressionné par l’agilité du gosse sur les skis. Otto devient le mentor d’Emile, l’initie à la «méthode autrichienne», le pousse à s’aligner en compétition. Allais participe à sa première course à 20 ans : il termine deuxième derrière Lantschner. Cinq ans plus tard, il réussit un triplé historique aux championnats du monde à Chamonix.
La vitesse à tout prix
Entre-temps, Allais s’est détaché de Lantschner ; il s’est affranchi de la technique autrichienne pour créer la sienne propre. Appelé à skier dans les stations françaises, il constate que chacune enseigne sa propre technique. Il n’a alors de cesse d’unifier ces méthodes. La sienne est révolutionnaire. Allais, qui bricole lui même son matériel, est un partisan de la vitesse à tout prix. Il inaugure une technique de virage attaqué les skis parallèles, penché en avant, jambes pliées jusqu’à donner l’impression de s’agenouiller sur la neige, exagéreront certains, afin de soulager l’arrière de ses skis et de diminuer le freinage. Révolutionnaire quand la méthode autrichienne exigeait de se relever avant de tourner.
Fort de cette technique, Allais remporte deux médailles d'argent (descente et combiné) aux championnats du monde 1935, devenant le premier Français à grimper sur un podium international. En 1936, il obtient la médaille de bronze en combiné aux JO à Garmisch-Partenkirchen (Allemagne). L'année suivante il triomphe à Chamonix. Pourtant, à la veille de l'ouverture des championnats du monde de ski, le quotidien l'Intransigeant soupèse les chances tricolores à domicile. Il n'est pas très optimiste. «Que feront les Français dans les championnats du monde de ski à Chamonix ?», titre le journal. Pas grand-chose, selon lui. «Malgré l'entraînement sévère auquel se sont astreints tous nos sélectionnés, il semble bien que seul Emile Allais possédera, sur des terrains qui lui sont familiers, une chance d'accéder aux places à honneur. Malchanceux au possible cette saison, blessé à plusieurs reprises, il ne semble plus posséder la maîtrise et la confiance qui le classaient la saison dernière comme l'égal des meilleurs. Il a toutefois démontré dans le slalom des championnats de France une qualité qui lui permet d'affronter avec chance de succès les grands spécialistes de l'Europe centrale. Mais sa tâche sera rude et nous craignons qu'il ne succombe devant le nombre.»
L'Intran avait fait fausse piste, puisque les Français réalisent le doublé en descente : Emile Allais devant Maurice Lafforgue. L'Echo de Paris du 14 février salue la «première grande victoire internationale» du ski français. «Allais, qui paraissait en médiocre condition ces dernières semaines, a retrouvé d'un seul coup tous ses moyens et a superbement triomphé dans l'épreuve reine.» Le journal envisage déjà les retombées de son succès sur un sport en plein essor en France. «Cette victoire aura certainement un grand retentissement pour l'avenir du ski sportif dans notre pays et Allais, comme jadis Ladoumègue dans la course à pied, va provoquer une nouvelle émulation parmi tous les fervents d'un sport dont on est heureux de constater le prodigieux développement.»
Rebelote le lendemain pour Emile Allais. Il remporte le slalom. Et empoche automatiquement une troisième médaille d'or sur trois possibles, celle du combiné slalom-descente. L'Echo de Paris du 16 février fait revivre à ses lecteurs le suspens de la course qui a attiré, selon le journal, 10 000 spectateurs, dont «le ministre d'Etat Camille Chautemps et Léo Lagrange, sous-secrétaire d'Etat aux Sports et Loisirs». «La foule suit avec passion les évolutions extraordinaires du champion français. On sent qu'il va vite mais ce sont des cris d'enthousiasme quand le haut-parleur annonce le temps fantastique du champion : 64'' 4/5 […] Mais lorsqu'on voit descendre l'Autrichien Walch, on comprend qu'Allais a encore des concurrents à redouter et c'est avec stupeur que le public entend 64'' 2/5. Du coup, la seconde manche prend une importance considérable. […] Allais force, passant les portes en sautant, tout le corps plié en un effort puissant. Le haut-parleur annonce 66''. […] On attend avec anxiété la descente de Walch. Son début de parcours semble plus lent qu'à la fin de la première manche, mais il fait une fin de parcours si impressionnante que l'on s'attend à la défaite d'Allais. Il n'en est rien. Le chronométrage électrique est là heureusement pour enlever tout doute. il indique 67''.»
Pour l'Excelsior du 16 février, le triomphe est complet : non seulement les skieurs français se sont montrés royaux à domicile (ils remportent le classement par équipes) mais en plus, ces «Jeux mondiaux du ski» ont servi de vitrine à la France, son climat, ses paysages, son sens de l'organisation et l'enthousiasme de ses spectateurs. «Les conditions atmosphériques dans lesquelles la compétition s'est disputée ont émerveillé tous les étrangers. […] Ce slalom, par sa situation, son tracé, ses dispositions, fut un chef-d'œuvre. […] A cette présentation qui dépassa en magnificence et par son panorama toutes les organisations dont nous avons été à ce jour les spectateurs, vint s'ajouter la joie et l'enthousiasme que provoqua la brillante victoire d'Allais», saluée par quelques huiles : deux ministres, le président du Comité olympique français et une brochette de généraux.
Dans les épreuves féminines, l'Allemande Christl Cranz a également réussi le triplé. La représentante du Reich n'est pas ostracisée par les autres participant·e·s, comme en témoigne cette scène racontée par le journal. La cérémonie des drapeaux donne lieu à des manifestations d'enthousiasme populaire. A son issue, «Christel Cranz et Emile Allais furent portés en triomphe. La première par les skieurs français, le deuxième par les équipiers allemands. Voilà bien réalisée la fraternité des peuples sous l'égide des sports.» Arnold Lunn, historien du ski, décrira ainsi la victoire d'Allais dans son livre Une année de ski en 1937 : «En dépit de ce qu'ils ont montré à Verdun, les Français sont plus efficaces en attaque qu'en défense. Comme une charge de cavalerie, Allais se lance à l'assaut de la pente.»
Et voici… mon rêve réalisé ! titre Paris-Soir le 18 février 1937. L'article est écrit par Allais lui-même. Le triple champion du monde slalome entre l'autosatisfaction, les piques contre ceux qui doutaient de lui, l'hommage à ses entraîneurs étrangers suisse pour la descente, autrichien pour le slalom. «Me voilà donc champion du monde de ski et je dois bien avouer que si j'ai fait le rêve de le devenir un jour, je n'ai jamais cru que cela pourrait être une réalité aussi complète. Car il est très rare que, dans une compétition de cette envergure, le même athlète puisse remporter en même temps le slalom et la descente. Peut-être d'ailleurs n'aurais-je pas tenté de réussir cette performance, si, après la course de descente, je n'avais entendu quelques réflexions qui tendaient à faire croire que ma victoire était partiellement due à la chance. Non ce n'est pas la chance qui a joué pour moi.»
Allais termine par une mise au point : «Et maintenant, je veux faire taire un bruit selon lequel, satisfait de ma victoire dans les championnats du monde, je ne courrais plus. Je ne suis pas encore d'âge à me dire que le sport est bientôt fini pour moi. Plus j'y pense et plus je me demande comment je pourrais faire pour vivre sans participer aux grandes compétitions.»
En 1937, toujours, Allais obtient une autre consécration. Pas sur les pistes mais dans les coulisses de la Fédération française. Avec le soutien du ministère des Sports et Loisirs, cette dernière impose la méthode Allais à toutes les écoles de ski. «Skieurs de France ! Emile Allais est votre modèle, imitez-le», titre le Petit Parisien du 23 septembre 1937. L'ordre du jour du congrès de la Fédération française de ski est fourni : «Changement de direction, unification des méthodes de ski, réglementation très stricte du choix des professeurs, création d'une école nationale… […] Ces différents projets ne réunissent pas, d'ailleurs, la totalité des suffrages et les adversaires sont nombreux qui voient là une sorte de "nationalisation" du ski avec mainmise par le ministère.» «Peut-on regretter que l'on demande à toutes les stations françaises d'enseigner le même style ?, feint de s'interroger le journal. Il était désastreux de changer de méthode en changeant de ville. Combien de skieurs se sont lassés de ces modifications constantes, finissant par ne plus rien comprendre aux explications reçues ?» Emile Allais consigne sa méthode dans un livre co-écrit avec Paul Gignoux, Ski français. En 1938, il participe à la création, l'Ecole du ski français: il en est officiellement le premier moniteur.
En mars 1938, Allais se confie à Ce soir. La personnalité du champion surprend le journal. «Autant il est combatif, ardent et audacieux quand il est sur une paire de skis, autant dans la vie, devant les hommes, il est timide, effacé, silencieux.» «Je ne sais pas si j'étais spécialement doué pour ce sport, mais ce que je sais, c'est que je n'ai jamais eu peur», confesse le crack. Il rend hommage à ses maîtres autrichiens, et particulièrement Lantschner, qui lui a notamment appris à… tomber.
«Il faut savoir tomber, me disait-il. C'est utile pour plusieurs : d'abord on s'habitue à la chute et on la craint moins. Or ne plus la craindre, c'est presque l'éviter. Suivant la façon dont on tombe et l'endroit vers lequel on a su orienter sa chute, il est permis de se relever plus vite et de perdre moins de temps en course.» Enfin, Allais prône un entraînement complet : «Il est évident que la culture physique ne nous ferait pas de mal, ainsi que tous les jeux qui développent les réflexes. Et l'été, il faudrait bien que les skieurs pratiquent certains sports qui entretiennent la détente la souplesse, l'habitude et l'effort.» Quatre-vingts ans plus tard, «la méthode Allais» n'a pas vieilli.
Suite de l’histoire. Au début de la guerre de 1939-1945, Emile Allais est mobilisé dans le bataillon de chasseurs alpins de haute montagne de Chamonix. Il participe ensuite à la Libération. Après la guerre, sa renommée l’emmènr aux Etats-Unis, au Canada ou au Chili, où il entraîne les équipes nationales. Il joue également les conseillers pour la création de nombreuses stations de ski. Il «invente» le damage des pistes avec des chenillettes. De retour en France dans les années 1960, il met son expérience au service de stations françaises comme Courchevel, où il crée le métier de pisteur secouriste, La Plagne ou Flaine. Toujours féru d’innovation, il a rapporté des Etats-Unis les premiers skis métalliques. Il convertit à cette technique le fabricant Rossignol, qui baptisera Allais 60 un modèle de ses skis. En février 1912, il fête ses cent ans et confie alors au Point: «J’aimerais avoir un ski pour le pied droit et un autre pour le pied gauche. Je pense que le ski tournerait plus vite.» Quelques mois avant sa mort, le 17 octobre 2012 à l’hôpital de Sallanches, il participait encore à des compétitions de ski.