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Libération
Chronique «Sociosports»

Le rugby, un sport à corps perdu

Sociosportsdossier
Avec la professionnalisation du rugby, le corps des joueurs s'est sculpté pour répondre aux exigences physiques et morales de la discipline, devenant une incarnation de la virilité et du dépassement de soi.
Postée sur les réseaux sociaux avant le début de la Coupe du monde, cette photo a notamment alimenté les soupçons de dopage des rugbymen sud-africains. (DR)
publié le 1er novembre 2019 à 11h52

Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il analyse le sport au crible des sciences sociales, ou comment le social explique le sport, et inversement.

Bien plus que de nous offrir un match entre deux styles de rugby, la finale de la coupe du monde 2019 samedi entre l'Afrique du Sud et l'Angleterre (synonyme peut-être de revanche pour ces derniers) est aussi l'occasion de se questionner sur les mutations à l'œuvre dans la pratique du rugby. Avant le début de la compétition, les Sud-Africains avaient posé torse nu sur une photo collective, mettant en avant leur impressionnante musculature, à la fois gonflée et saillante. Ce cliché a fait grand bruit (soupçon de dopage) et met au centre des interrogations, la question du corps du rugbyman. Ce qui nous amène à nous interroger : que reflètent socialement ce corps et sa représentation ?

Le corps mythifié

Le rugby de par ses règles, est avant tout un sport de contact, son jeu implique souvent de stopper physiquement son adversaire ou de propulser son coéquipier. Sa pratique induit «la fabrique de marques corporelles» en reprenant ici la distinction émise par le sociologue Loïc Wacquant à propos d'autres sports de contact comme la boxe. Le corps se transformant pour mieux répondre aux exigences physiques, mais aussi morales de la pratique. Au rugby, les traces comme l'œil au beurre noir, les cicatrices, les oreilles en chou-fleur sont, comme le rappellent les anthropologues Yannick Le Henaff, Stéphane Héas et Laurent Misery, les signes d'une forte virilité, puisqu'elles mettent en avant des valeurs telles que la pugnacité, la combativité, la résistance à la douleur, etc. Elles participent à la valorisation de l'image du bagarreur comme élément important de notre société, mais permettent aussi d'éloigner les femmes de ce jeu tout en contribuant directement à une domination masculine. D'ailleurs, cet ensemble de valeurs apparentées à la virilité était déjà au cœur de la pratique lorsqu'elle fut établie en Angleterre dans la deuxième partie du XIXsiècle, notamment au sein de la classe bourgeoise, où le rôle du rugby était avant tout d'éduquer les jeunes hommes et leur permettre de répondre aux canons de la masculinité ambiante. A cette même période, et d'après l'anthropologue Anne Saouter, l'autorisation des rapprochements corporels au sein d'une pratique dans un espace et un temps déterminés, se voulait comme un antidote aux «vices sexuels» présent dans le reste de la société, tel que l'homosexualité perçue comme totalement contraire aux mœurs de l'époque.

L'apparition, en 1995, du professionnalisme dans le monde rugby qui a contribué à l'apparition d'un corps plus musclé, a aussi participé à intensifier cet héritage masculiniste autour du corps modelé du rugbyman. Ainsi et comme le note, le chercheur Philip Dine, le rugbyman se retrouvant hypersexualisé, se prête «à l'observation concupiscente dans une optique commerciale mobilisant des stratégies de séduction affinées depuis longtemps». En résumé, les rugbymen deviennent les symboles sociaux d'un corps érotique et érotisé, dont la plastique mythifiée par un appareillage marchand, vise à rentabiliser ce capital dans d'autres domaines que le sport (mode, etc.) et surtout à perpétuer une représentation fantasmée et dominante de la masculinité.

Un mythe fragile

Si la professionnalisation des joueurs de rugby a contribué à la fortification de l’image d’un corps idéal (on parle bien de «Dieux du Stade») notamment en accroissant les caractéristiques physiques (musculature plus impressionnante), cela s’est aussi obligatoirement accompagné par une augmentation des dispositifs de mesure et de contrôle des corps. Ainsi, et comme le montrent les travaux du sociologue Sébastien Dalgalarrondo, le rugbyman s’inscrivant dans une logique de dépassement de soi et d’augmentation de ses capacités, doit aussi apprendre à sécuriser les risques générés, significativement importants. Et c’est en ce sens que le staff médical et technique extrêmement présent dans le monde professionnel accompagne les athlètes pour maximiser leur performance et réduire les dangers encourus. Néanmoins, Sébastien Dalgalarrondo nous rappelle que les infrastructures sportives et décisionnelles soumises à la primauté des enjeux sportifs, et l’émergence permanente de nouveaux dangers (notamment les traumatismes crâniens) ne permettent nullement de sécuriser et garantir de manière pérenne l’intégrité physique du joueur du rugby.

En somme, si le corps du rugbyman peut être un objet symbolisant par son esthétique une forme d’arrachement à la condition humaine, au point de devenir une chose divinisée, il n’en demeure pas moins que ce corps augmenté traduisant cette quête du dépassement, est aussi le signe d’une fragilité physique de plus en plus grande, dans un milieu où les capacités à répondre aux risques encourus sont de plus en plus réduites.