«Réservez-moi un billet pour la finale !» La demande pourrait être fanfaronne si elle n’émanait pas de Cyril Ramaphosa en personne. Du Cap, le président sud-africain s’adresse à Siya Kolisi, à 14 000 kilomètres de là, à Tokyo, à la veille de la demi-finale de la Coupe du monde de rugby entre les Springboks et le Pays de Galles. Evidemment, cela ressemble à de la communication politique mais l’échange, repris partout sur les réseaux sociaux, n’en reste pas moins symbolique entre le Président et le capitaine, deux hommes noirs. «C’était vraiment quelque chose de spécial, qu’il ait pris le temps de nous appeler pour nous souhaiter bonne chance, évoquait Kolisi après la victoire au forceps face aux Gallois dimanche (19-16). Mais c’est aussi tout le peuple sud-africain qui a répondu présent. Ça compte beaucoup que nos compatriotes soient derrière nous…» Les supporteurs, croisés dans les travées du stade Yokohama après la demi-finale semblaient sur la même longueur d’onde. «On est vraiment une nation arc-en-ciel, glissait Isabel, une trentenaire flanquée du maillot vert et or des Springboks. On a besoin de quelque chose qui nous unit, et on se retrouve dans cette équipe. Et Kolisi est parfait en capitaine.»
Des townships au Mondial
A 28 ans, Siyamthanda «Siya» Kolisi porte donc le poids symbolique de ce capitanat sur ses épaules après un parcours digne d’un roman. Né de parents adolescents, à la veille de l’abrogation de l’apartheid, le 16 juin 1991, il passe ses jeunes années à Zwide, un township pauvre de Port Elizabeth. Rapidement privé de sa mère, morte prématurément, il est élevé par sa grand-mère, femme de ménage qui peine à joindre les deux bouts.
A 12 ans, et alors qu'il cherche à imiter son père, joueur de l'équipe locale, Kolisi est repéré par un formateur et bénéficie rapidement d'une bourse pour intégrer une école privée. La chance de sa vie qui le conduira, en 2012, à porter le maillot des Stormers du Cap. Le flanker en deviendra rapidement capitaine grâce à son charisme. Les Boks lui ouvrent la porte un an plus tard. Son destin bascule à nouveau en juin 2018, juste avant une série de test-matchs face à l'Angleterre. Nommé trois mois plus tôt pour relancer une sélection à l'agonie, le tout nouveau sélectionneur Johan «Rassie» Erasmus, décide de lui confier le brassard. Une première pour un joueur noir en cent vingt-sept ans d'histoire pour les Antilopes sud-africaines. «Pour être honnête avec vous, je n'avais pas cette ambition pour Siya, a pourtant osé le sélectionneur en conférence de presse dans la semaine. Je l'ai nommé capitaine parce qu'il était pour moi le meilleur de tout le Super Rugby [tournoi entre provinces argentines, australiennes, néo-zélandaises et sud-africaines, ndlr] dans ce rôle. Je ne pensais pas que ça générerait autant d'émotion, mais j'ai sans doute été naïf.» On n'est pas obligé de croire Erasmus, qui en plus d'être un fin stratège, connaît bien l'histoire de son pays et des Boks, dont il a porté le maillot à 36 reprises en tant que joueur entre 1997 et 2001. Une équipe longtemps symbole de l'ancien régime d'apartheid où les Noirs n'avaient pas leur place.
«Une source d’inspiration pour les Sud-Africains»
En 1995, lors du premier sacre mondial des Boks, à domicile, un seul joueur noir était titulaire, Chester Williams, décédé subitement juste avant le Mondial japonais. En 2007, à Paris, lors de leur deuxième titre, déjà face aux Anglais, ils n'étaient que deux. Samedi, sur la pelouse de Yokohama, ils seront six au coup d'envoi : Kolisi donc, mais aussi les ailiers Cheslin Kolbe et Makazole Mapimpi, le centre Lukhanyo Am, le talonneur Bongi Mbonambi et le pilier Tendai Mtawarira. «C'est remarquable de voir un jeune garçon de Zwide dépasser sa condition sociale pour devenir le capitaine des Springboks doublé d'un grand leader, a affirmé de sa voix caverneuse ce dernier, originaire du Zimbabwe. C'est une source d'inspiration pour tous les Sud-Africains, quel que soit leur statut.» La nomination de Kolisi n'a donc rien d'anodine et même si la décision a été critiquée au départ, tout comme la volonté de la Fédération sud-africaine d'appliquer des quotas ethniques dans les championnats locaux, elle permet au peuple de s'identifier davantage à la sélection, alors que 80% de la population du pays est noire.
Inévitables polémiques
Le colosse (1,88 m pour 105 kg) est lui simplement «heureux de l'énorme privilège» qui lui est accordé et «souhaite représenter tous les gens qui vivent en Afrique du Sud». Il tente aussi de résister aux inévitables controverses dans un pays complexe malgré sa mue. En 2016, il avait été vivement critiqué pour avoir épousé Rachel Smith, une femme blanche avec qui il a eu deux enfants. Cet automne au Japon, Kolisi a cherché à protéger son groupe, ballotté comme souvent par les polémiques raciales. Le deuxième ligne Eben Etzebeth a été accusé d'une agression «raciste et physique» sur un sans-domicile fixe l'été dernier. Si les faits n'ont pas encore été avérés, le capitaine et Erasmus ont évité de s'épancher sur le sujet alors que la commission sud-africaine des droits de l'homme s'est saisie de l'affaire.
Samedi, le flanker va donc fêter sa 50e sélection face à l’Angleterre avec l’espoir d’imiter ses aînés : «En 2007, j’étais un gamin [il avait 16 ans, ndlr] et je regardais la finale dans un bar de quartier car on n’avait pas la télé chez nous. Je me souviens de ce que ça a créé pour les gens. Je n’ai jamais vu le sport fédérer autant.» En 1995, Siya Kolisi n’avait que quatre ans lors de l’iconique cliché de l’accolade entre Nelson Mandela et François Pienaar sur la pelouse de Johannesbourg. Samedi, les éventuelles embrassades entre Siya Kolisi et Cyril Ramaphosa soulevant le trophée Webb-Ellis auraient sans doute un impact aussi considérable pour toute l’Afrique du Sud. Siya Kolis porte le numéro 6. Comme François Pienaar.