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Disparition

Raymond Poulidor : la classe populaire

L’ancien champion, éternel second sur le Tour de France, est mort mercredi à l’âge de 83 ans, à Saint-Léonard-de-Noblat. Il incarnait toute une époque du cyclisme et n’avait jamais perdu sa popularité.
Raymond Poulidor remporte Milan-San Remo en 1961. (Photo Jean Michel Bancet. Icon Sport)
publié le 13 novembre 2019 à 20h36

L'éternel second entre pour de bon dans l'éternité : Raymond Poulidor, le héros qui n'a jamais porté le maillot jaune dans le Tour de France, est mort ce mercredi à 83 ans dans sa commune de Saint-Léonard-de-Noblat (Haute-Vienne), des suites d'un état de fatigue générale qui l'avait conduit à plusieurs hospitalisations cet été. Selon le sens de lecture du classement, c'est trente-deux ans de «mieux» ou de «moins bien» que Jacques Anquetil, emporté par un cancer en 1987, son rival qui représentait la réussite triomphale et la modernité goguenarde des Trente Glorieuses, tandis que Poulidor, dit «Poupou», incarnait par un jeu de symboles l'autre moitié du pays, les petites gens, les malchanceux (une dame n'exigea-t-elle pas d'être enterrée dans un cercueil tapissé de photos de lui ?), les courageux, les perdants, les paysans, époque révolue et qui se referme définitivement avec lui.

Son cœur a fini par lâcher avant sa Mercedes. A son âge, encore, Poulidor n'était jamais chez lui. Il se rendait, conduisant d'une traite sur 600 kilomètres, partout où on le réclamait, et donc très souvent dans la campagne des salles polyvalentes, des foires au vin, des vide-greniers et des inaugurations d'hypermarchés, dans les hameaux qu'on imaginait déserts à tort et les sous-préfectures qu'on pense agoniser à raison, au repas des bénévoles du Secours populaire, à des expositions de vieux maillots cyclistes qui retracent entre les mailles la fierté d'une région et un petit morceau du roman national, du temps où ce sport était roi et, en apparence, l'Hexagone tranquille. «Il ne voulait pas s'arrêter, Raymond a tout donné jusqu'au bout», nous confiait Claude Louis, président de son fan-club encore en activité, alors que les médecins avaient diagnostiqué un cœur usé au mois d'août chez ce coriace jamais malade. Il ne voulait pas s'arrêter, de peur qu'on ne le reconnaisse pas. Il avait menacé : «Le jour où ça m'arrive, je serai mort.»

L’ascension du Puy-de-Dôme au coude à coude pour Anquetil et Poulidor en 1964.

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Civet de bécasse

Mai 2014, une cabane de chasseur en Ariège, ce département des Pyrénées où, comme ailleurs, il avait mordu le goudron dans les descentes. Raymond Poulidor nous attendait en charentaises. Repas d'amis, une dizaine d'invités autour de Daniel Salles, ancien de l'équipe de France amateur. Raymond avait faim depuis longtemps : «C'est à cette heure-ci que vous arrivez ?» Chez lui, on soupe à 18 heures devant la télé. Il y avait du civet de bécasse. Poupou, qui sauçait avec un énorme quignon, avait raconté une blague des Grosses Têtes sur «Doudou» qui voulait se marier mais avait un problème anatomique. Ce soir-là, on s'était promis de ne pas parler vélo. Pas en premier.

Il avait démarré tout seul. «Vous savez que dans le Puy-de-Dôme, je n'ai jamais autant souffert ?» Soudain, comme la radio mise en marche d'elle-même, sous l'effet d'un court-circuit, Poulidor décidait de raconter l'une de ses plus belles photos, où on le voit presque titubant dans l'ascension du volcan éteint d'Auvergne, au coude à coude avec Anquetil, visage carré et nez rond, sa machine à peine tractée par ses épaules. Tour de France torride de 1964. La définition même d'un duel - où il n'y eut que des perdants, puisque l'Espagnol Julio Jiménez avait échappé aux deux hommes et remporté l'étape. «Aucun de nous ne voulait céder un mètre. J'ai eu la jambe brûlée par le pot d'échappement d'une moto qui avait failli caler.» Raymond en charentaises et au coin du feu racontait comme si c'était pour la première fois ce qu'il avait déjà commenté au mot près dans une trentaine de livres et confié à 75 000 admirateurs au moins (cinq récits par jour depuis un demi-siècle, estimation basse).

Deux jours avant ce dîner dans la cabane, il avait garé la Mercedes sous les platanes et un client sorti de la boucherie avait lancé «Salut, Raymond». Personne n'était étonné de le voir devant chez soi tant on l'avait vu au quotidien, dans la publicité pour les appareils auditifs, dans le magazine télé distribué aux caisses du supermarché, de plus en plus voûté, flottant dans un pantalon trop large et des chaussures à faire le jardin. On l'appelait «Raymond» et on lui disait «tu». Poulidor avait regardé l'Ariégeois et il avait levé la tête au ciel : «Il fait frisquet par chez vous.» Il était retourné se chercher une laine. Contrairement au Belge Eddy Merckx, son autre adversaire, qui a décrété cet été sa retraite de monstre sacré, il n'était jamais à bout de signer des feuilles de papier et donner le change à ces gens qui lui confiaient des secrets de famille : «Vous savez que mon grand-père…» Ou : «J'ai eu un frère cycliste, mais il n'était pas très bon.» Ou : «Vous étiez l'idole de ma mère.» Plus récemment : «Votre petit-fils, quelle merveille», à propos de Mathieu van der Poel, 24 ans, l'enfant de sa fille Corinne et de l'ex-coureur néerlandais Adrie van der Poel, à qui on prédit (le grand-père inclus) des campagnes triomphales dans le Tour de France, ce qui tiendrait autant de la revanche que de l'ironie.

Raymond Poulidor était né le 15 avril 1936 en Creuse de parents métayers, dans une ferme placée sous la prophétie d'une voyante locale : «Ici viendra au monde quelqu'un de célèbre.» Les gens du cru ne se rendaient pas à la ville, trop lointaine, s'entraidaient pour les récoltes, votaient rouge mais allaient à l'église. Ecuelles de châtaignes et soupe gonflée d'un gros pain noir cuit une fois par mois. Le «quelqu'un de célèbre» déclara qu'il n'avait «manqué de rien», expression pudique, jamais tout à fait exacte. Il roule d'abord sur la bicyclette de sa mère, accompagnant ses deux frères sur des chemins de charroi, puis achète un modèle neuf à 16 ans, sur ses deniers de coiffeur clandestin. Il ne rompra jamais avec ses valeurs d'origine et ne les mettra pas davantage en scène dans des interviews misérabilistes. «Je ne pouvais jamais acheter un gâteau quand j'étais petit et, maintenant que j'en ai les moyens, je n'en ai plus envie», soulignait-il. «Je préfère manger dans un routier que dans un restaurant gastronomique», rappelait-il aussi. Ce qui était rigoureusement exact. Enfin, il expliquait que s'il n'avait pas été cycliste, il aurait travaillé comme laboureur et n'en aurait pas été plus malheureux.

Magnétiseur

Cet été 1964, pour sa troisième participation à la Grande Boucle, Raymond Poulidor assoit la légende fausse des Français qui n'aiment pas les vainqueurs - que faire alors des adulés Cerdan ? Prost ? Zidane ? Le Tour de France de l'extraordinaire duel au Puy-de-Dôme concentre tout ce qui fait sa réputation dramatique. Dans les Pyrénées, Poulidor est sur le point de reprendre le maillot jaune à Anquetil, sur le col d'Envalira qui sépare l'Andorre et la France, mais, alors qu'il est échappé seul en tête de course, il crève et le mécanicien de son équipe qui le dépanne le bouscule et l'envoie au sol. Mais s'il rate la victoire dans la Grande Boucle cette année-là, de 55 secondes, écart très serré pour l'époque, c'est peut-être aussi à cause de son sprint démarré trop tôt dans la neuvième étape, à Monaco : il oublie qu'il lui reste un tour à parcourir et perd le bénéfice d'une bonification d'une minute. Le dernier jour, sur le contre-la-montre entre Versailles et Paris qu'il paraissait dominer, un journaliste de télé commet une erreur de calcul et lui annonce qu'il a fait le meilleur temps. Par conséquent, qu'il va revêtir le maillot jaune. L'espace de quelques secondes, Poulidor se voit changer de vie. Avant de découvrir le verdict des chronomètres et de redevenir Poulidor. Il déclare alors : «Ce n'est pas si grave.»

Dans les cafés passés du transistor aux premières télés, où l'on écrivait le classement des étapes à chaud sur une ardoise, ses anti-exploits rassemblaient autour d'interrogations sans fin. Etait-il seulement malchanceux pur, deuxième par accident ? Son premier directeur sportif, Antonin Magne, technicien de hauts principes («la gloire n'est jamais où la vertu n'est pas») mais tacticien plat, rappelait qu'il avait testé Poulidor avec son pendule de magnétiseur et qu'il en était ressorti une implacable malédiction : cet athlète ne serait jamais à son meilleur rendement au mois de juillet. Soit. Des contemporains estiment cependant que Magne comme Poulidor, l'Auvergnat et le Limousin, les deux paysans, auraient rétabli des situations et bâti des triomphes s'ils avaient accepté de mettre de l'argent sur la table, payer un adversaire pour en faire un allié, pratiques fréquentes du peloton et toujours d'actualité. D'autres pensent que Poulidor, qui n'a jamais reconnu s'être dopé, aurait enchaîné les succès s'il avait mis la grosse charge comme Anquetil qui, lui, était passé aux aveux - Poupou doit certes la seconde partie de sa carrière autant à un changement de directeur sportif qu'aux services de l'énigmatique docteur Mabuse, mais il ne fut jamais contrôlé positif ni dépeint comme l'un des plus roués tricheurs dans un milieu où chacun connaît la valeur réelle de l'autre. Et s'il avait pris goût à la défaite au point de ne plus se sublimer pour le maillot jaune ? Autre théorie qui fit sa fortune et celle des bars des sports pendant trois décennies.

Merckx et Poulidor en 1974 au Tourmalet.

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«Camembert»

Anquetil haïssait ce rival plus aimé (et mieux payé) que lui et il s'était attaché à sa perte même lorsqu'il ne régnait pas sur le peloton, conseillant de près l'Italien Felice Gimondi pour l'épopée de juillet (1965), adoubant son équipier Lucien Aimar (1966), interdisant aux coureurs de l'équipe de France de faciliter la tâche à Poupou (1967). Après quoi «Maître Jacques» était devenu le premier supporteur de son ennemi, voire un intime, avec d'autant plus de facilité qu'il quittait le métier sur un nuage de demi-dieu. Sur son lit d'hôpital, Jacques apostropha Raymond avec cette phrase d'anthologie : «Tu vas encore faire deuxième !» Anquetil, fils d'un producteur de fraises en Normandie, invitait Poupou dans son manoir où il menait une existence de bourgeois presque excentrique et c'est au cours d'un de ces dîners qu'une scène incroyable se produisit sous le regard d'autres grands noms de la chronique cycliste. L'alcool coule à flots. Quelqu'un (mais qui ?) propose que Poulidor enfile une fois, juste «pour voir», l'un des nombreux maillots jaunes qu'Anquetil conserve dans sa penderie de quintuple vainqueur du Tour. Mauvaise farce mais Poupou s'exécute. Le voilà en jaune. Il plaisante sur cette couleur qui ne lui va pas au teint. Et, là, stupeur, dans un faux mouvement, il souille la relique avec son verre de vin. Bien des années plus tard, il affirmera que cette soirée n'a jamais eu lieu.

Après Anquetil, Raymond Poulidor tombait sur Eddy Merckx, nouveau casseur de rêves. En 1974, il parvenait certes à distancer l’ogre belge dans la montée pyrénéenne de Saint-Lary, à 38 ans, mais sans pouvoir endosser le maillot jaune. Image de l’homme jamais résigné, jamais vaincu, insoumis devant les plus grands, même s’il finissait par admettre sa défaite et ne contestait jamais son statut de «petit».

Trois ans plus tard, Raymond Poulidor se retirait des pelotons, auréolé de huit places sur le podium final du Tour de France (record historique) dont trois places de dauphin, mais aussi de 189 succès, dont Milan-San Remo (1961), la Flèche wallonne (1963), le Tour d'Espagne (1964), Paris-Nice (1972 et 1973) et le Dauphiné (1966, 1969), palmarès aussi fourni qu'ignoré par la légende. Le 3 octobre 1977, Libération pleurait en une son départ à la retraite : «Ce matin, nous sommes orphelins de Poulidor. Il nous faudra apprendre à vivre sans lui. Sans son accent, ses défaites, ses infortunes. […] M. Poulidor (c'est ainsi que nous préférions le désigner à Libé) était un homme précieux. Non pour son coup de jarret, mais pour ce qu'il symbolisait. Toute la France résumée en un homme, ce n'est pas rien. On l'éprouve maintenant à décompter ce qui nous reste de bien à nous : le béret basque, le beaujolais, la baguette, le camembert, plus tout à fait Concorde… La France se rétrécit de plus en plus.»

Comme tout symbole, les présidents se le sont approprié. Pompidou lui aurait rapporté ce mot de De Gaulle : «Poulidor, un nom de Premier ministre.» Giscard l'aurait encensé, Mitterrand s'en serait réclamé lors de ses échecs entre 1965 et 1981. Macron lui-même salue un héros national le jour de son décès : «Raymond Poulidor n'est plus. Ses exploits, son panache, son courage resteront gravés dans les mémoires. Poupou, à jamais maillot jaune dans le cœur des Français.» Les écrivains de droite, Antoine Blondin hier, Denis Tillinac aujourd'hui, le vénéraient en copain et en égérie. Marion Maréchal insista pour poser avec lui sur l'étape du mont Ventoux pendant le Tour de France 2016. Ce n'était pas son vote, encore moins son monde, mais il s'était justifié : «Je ne fais pas de politique.»

Caisse enregistreuse

Un beau jour, autour d'un chocolat chaud, nous avons convenu de démêler quelques détails d'importance, séparer le vrai du faux dans la légende trop imbriquée, exercice qu'il a longtemps refusé, reprenant le fil… de la grimpée au Puy-de-Dôme. Qui était-il vraiment derrière ce personnage des années 50 à 70, génération guerre d'Algérie, proclamé par certains observateurs «communiste» face à un Anquetil forcément «gaulliste» ? On savait que le surnom Poupou avait été inventé par Emile Besson, journaliste à l'Humanité, qui lui avait proposé en vain de rejoindre le parti. Mais que ses admirateurs étaient plutôt conservateurs et ceux d'Anquetil apparentés à gauche… Rien n'était clair sur cette période, sinon qu'il fallait nécessairement opposer deux France et les gérer de concert - les deux hommes rejouaient-ils le pacte gaullo-communiste sur le vélo ? Poulidor faisait tourner le tourne-disque et le cadran de sa montre. Il prit enfin un visage très grave. Sur ses convictions, il laissa des pointillés : «Je ne peux rien dire, pour ne pas décevoir la moitié de mes supporteurs.» Sur sa relation avec dieu : «Quand on voit toute la misère du monde, je me demande s'il existe.» Il s'était reculé sur sa chaise : «Ce sont des questions qu'on ne me pose jamais.» Devant la caisse enregistreuse, il avait commencé à fouiller sa poche. Poulidor le paysan (mais qui possède, dit-on, la moitié de Limoges) avait un grand respect des sous, qui faisait hurler de rire et de tendresse ses anciens congénères : il avait poussé la précédente Mercedes à 750 000 km, porté trente ans la même paire de chaussures et il ne réglait que par chèque dans un routier de Châteauroux, sachant que les patrons refuseraient d'encaisser l'autographe. Principe du bas de laine : on ne sait jamais de quoi demain sera fait. La patronne annonça 3 euros pile. Poulidor continuait de triturer sa poche et, soudain, on le vit courir à belles enjambées : «Je crois que dehors, les gens m'attendent !»