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La boxe française, des bals popu aux salles prout-prout

RetroNews Sportsdossier
Retour sur les débuts de la savate, qui se fit une place parmi les sports de combat avant de redevenir confidentiel.
Le boxeur Charlemont dans sa salle de boxe, en 1910. (Photo Gallica. BNF)
publié le 7 décembre 2019 à 15h39

Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l'a racontée la presse de l'époque. Ce samedi, l'essor de la boxe française, passée des faubourgs populaires aux salles fréquentées par le beau monde. Avant de retomber dans la confidentialité.

Au commencement était une pratique de marlous. Qualifier la savate de sport eut été lui accorder trop d'honneur. Jusqu'à ce que le Français Joseph Charlemont la codifie et la métamorphose définitivement en boxe française. L'homme profite de son séjour à Bruxelles, où il a dû s'exiler après la Commune, pour pondre, en 1878, une bible de la discipline, Théorie et pratique de la boxe française. Le Figaro du 11 février 1882 cite de larges extraits de la préface, qui en racontent les origines, quelque cinquante ans plus tôt. «La boxe française n'a pas de bien nobles origines ; elle est née vers 1832, de la savate, ce sport d'ordre bas que pratiquaient depuis longtemps les souteneurs de filles et les habitués des bals de barrière.» Ce monde interlope attire des hommes bien nés, qui s'encanaillent, viennent se colleter avec les gars des faubourgs pour les battre à leur propre jeu. Les «beaux des boulevards» retrouvent leur entre-soi pour s'entraîner dans des «salles convenables où l'on put aller sans s'exposer à des contacts désagréables, à des relations compromettantes».

En 1832, Charles Lecour, que l'on peut considérer comme le véritable père de la boxe française, ouvre sa première salle d'entraînement à Paris. Toujours dans ce même article du Figaro, on lit qu'Alexandre Dumas père se fit le thuriféraire de Lecour, qui eut l'idée géniale de réunir en un seul sport la boxe anglaise et la savate, tellement française. «L'Anglais, dans la boxe, a perfectionné l'usage des bras et des poings tandis qu'il n'a considéré les jambes et les pieds que comme des ressorts destinés à rapprocher le boxeur de son adversaire. Tout au contraire, dans la savate, le Parisien avait fait de la jambe et du pied les agents principaux, ne considérant les mains que comme armes défensives… Charles Lecour, rêva cette grande entreprise, cette splendide utopie, ce suprême perfectionnement de fondre ensemble la boxe et la savate.»

En 1891, la boxe française semble avoir acquis ses lettres de noblesse, quasiment au sens propre. Le Gaulois du 18 février se réjouit qu'une réunion se soit tenue à l'hôtel Continental «sous les lambris dorés des salles des fêtes», témoignant de «l'intention manifeste de rendre plus select un sport qu'ont applaudi souvent des publics mêlés». «Maintenant, des salles spéciales de boxe se sont fondées et, tout récemment, s'est créée la Société des boxeurs français, à l'imitation de nos cercles d'escrime. Le président en est le docteur Ménière, un médecin "très parisien".» Où l'on apprend que la boxe française est aussi une histoire d'héritage, naturel et spirituel. Charles Lecour a été «remplacé il y a quelques années par son élève Leclerc à l'"Ecole d'escrime française". De son côté, Charlemont (qui a baptisé sa salle "Académie de boxe") est secondé depuis quelques années par son fils».

Le 18 janvier 1897, l'Echo de Paris rend compte d'un combat livré à Marseille par Charlemont. Combat ? Plutôt une exhibition. Le Parisien a laminé Ginoux, le héros local, visiblement monté sur le ring avec l'enthousiasme de l'animal que l'on conduit à l'abattoir. Le public s'est révélé fair-play, et a salué le vainqueur : «Ce n'est qu'à Marseille que l'on peut voir des triomphes comme celui que l'on a fait à Charlemont, triomphe bien mérité du reste, car il a littéralement joué avec son adversaire que l'on avait mené au combat après énormément d'hésitation de sa part.»

Combat sanglant entre les sports

La Vie au grand air du 1er avril 1898 dresse le portrait des deux plus grands champions français, dont l'un n'est autre que le fils du grand Charlemont lui-même. C'est aussi (surtout) l'occasion pour l'hebdomadaire de proposer un match boxe anglaise vs boxe française. La première a proposé un an plus tôt un «match du siècle» entre l'Australien Fitzsimmons et l'Américain Corbett qui a désigné le premier champion du monde des poids lourds, soit officieusement l'homme le plus fort du monde.

Pourtant, pour le journal, ni les deux combattants ni leur discipline ne font le poids par rapport à la boxe française et ses deux champions, l'une incarnant le génie tricolore et les deux autres une certaine noblesse d'âme à la française. «Si la renommée internationale (de Castérès et Charlemont) est moins grande que celle de "Bob" Fitzsimmons et James Corbett, nous pouvons nous consoler en pensant qu'ils sont d'un tout autre ordre au point de vue moral. Les deux boxeurs transatlantiques ne sont guère autre chose que les acteurs d'un sport dans lequel la brutalité, souvent féroce, joue un grand rôle. Castérès et Charlemont sont, au contraire, les propagateurs d'un sport utile et récréatif et leurs élèves se recrutent surtout dans des milieux d'un niveau intellectuel assez élevé.»

Qui dit sport de combat dit combat entre les sports. Le débat n'est aujourd'hui pas éteint. Quelle discipline produit le champion des champions ? «Une des questions les plus controversées parmi les passionnés est celle de la supériorité entre les deux méthodes anglaises et françaises. Elle n'a jamais été sérieusement tranchée. Il est même douteux qu'elle le soit de sitôt car on n'arrivera peut-être jamais à aligner contre un Castérès ou un Charlemont, un homme ayant dans sa spécialité une valeur comparable à la leur.»

En octobre 1899, un combat entre un boxeur anglais, Driscoll, et un boxeur français, Charlemont fils, est censé régler la vieille question de l'antagonisme entre les deux sports rivaux. Il se déroule dans la salle de la rue Pergolèse. Le Figaro du 29 y consacre un long compte rendu, resituant les enjeux stratégiques des deux combattants : «Le plan pour l'Anglais est d'esquiver le coup de pied et de faire pleuvoir une grêle de coups sur la tête et dans le flanc de son adversaire. Pour le Français, sa tactique consiste à laisser l'autre s'approcher jusqu'à portée de sa jambe tendue et de lui déboîter la rotule ou de lui briser comme le verre le tibia.»

Devant 200 personnes qui ont pu s'offrir une place (entre 100 et 200 francs), le combat est sauvage. Le journaliste du Figaro exprime sa fascination-répulsion : «Je dois confesser que pendant une heure ou deux, j'ai vécu de la vie ancestrale, grisé par la vue du sang, opprimé, subjugué par le spectacle de la force s'exerçant devant moi. Ma raison m'avait quitté, mon sang bourdonnait éperdument dans mes oreilles…» D'abord dominé («Un trou à la tempe, saignant abondamment»), Charlemont renverse la situation et s'impose sur un «coup de pointe [du pied, ndlr]» qui laisse Driscoll sans réaction sinon cette réflexion : «Oh! gentleman, by God!» Si les supporteurs de Charlemont ont vu son coup arriver à l'estomac de l'Anglais, ce dernier l'a ressenti dans son entrejambe. Impression partagée par le journaliste du Figaro. Officiellement, la boxe française est vainqueure par chaos.

«Jeux du cirque»

Pour la Vie au grand air du 24 décembre 1899, cette rencontre a desservi la cause de la boxe française car «toutes les mères de famille ont tressailli d'horreur au récit de ce combat et se sont bien juré d'interdire à leurs enfants la pratique de ce sport de brutes». La Cocarde du 31 octobre évoque un spectacle de décadence : «Après les courses de taureaux, les combats de coqs, ensuite les matches de boxe. Quand reverrons-nous les jeux du cirque avec les combats de gladiateurs ?»

Ce même jour, le Petit Provençal s'enthousiasme. Pas pour le combat lui-même mais pour son résultat. Pour le journal, plus que sa boxe, c'est la France et les Français qui ont gagné : «Nous avons le droit d'être fiers de cette revanche un peu tardive de Waterloo, d'abord parce qu'elle flatte agréablement notre amour-propre, ensuite parce qu'elle démontre que la souplesse peut suppléer avantageusement à la force. […] La victoire de Charlemont établit d'une façon assez péremptoire que nous ne sommes pas encore tout à fait finis, que la suprématie des peuples nourris de choucroute et de rosbif est toujours discutable.»

En février 1903 se déroule un combat tout aussi attendu mais beaucoup moins polémique. En face de Charlemont (toujours lui), Caceres. Enjeu : le titre de champion incontesté de boxe française, qui sera, de fait, champion du monde tant la discipline reste cantonnée dans les frontières qui lui dessinent son nom. Charlemont l'emporte sans coup bas ni contestation, comme le constate la Presse du 23 février : «Victoire en somme très nette de Charlemont, qui en s'en tenant au nombre de touches a eu un avantage de 30% environ.» Grande photo à l'appui, la Vie au grand air du 28 février revient sur le combat : «Les deux rivaux ont été superbes de puissance et d'adresse.» Précision du journal : le jury était composé de 5 membres, deux de la salle Caceres, deux de la salle Charlemont, le père de Charlemont le présidait. Charlemont a gagné par 3 voix à 2.

On retrouve Charlemont dans la Vie au grand air du 9 février 1907. Selon l'hebdo, «le célèbre professeur de boxe française jouit d'une réputation mondiale. Dans de nombreuses exhibitions à l'étranger, il a toujours enthousiasmé les spectateurs par sa science».

Bienfaits pour le corps

Infatigable prosélyte de la boxe française, Charlemont est encore dans le Petit Journal du 26 décembre 1921 pour défendre les bienfaits de son sport : une discipline en pleine «résurrection». «Précieuse pour l'homme fait et même pour l'homme mûr. Elle supprime le défaut d'appétit, l'atonie de l'estomac et des intestins, la lenteur des fonctions digestives, les lourdeurs de la tête, les vertiges.»

En 1928, Charlemont voit ses efforts enfin reconnus. Non que la boxe française devienne olympique. Mais son promoteur se voit décerner la légion d'honneur. «Les impatients et les mécontents apprendront en effet que ce vieux brisquard du sport français reçoit le ruban rouge à 66 ans», se réjouit l'Œuvre le 18 janvier, qui acte entre les lignes la défaite de la boxe française contre son ennemie anglaise. «Charlemont a tenu bon contre l'invasion du pugilisme anglo-saxon qui fait tant de dégâts sur les figures et tant d'argent aux guichets des salles publiques.»

Suite de l'histoire

La boxe française a définitivement perdu, par KO, son combat médiatico-sportif contre l'anglaise et reste une discipline quasi confidentielle même dans l'Hexagone. Invisible médiatiquement, elle a été inscrite en 2015 à l'inventaire du patrimoine culturel immatériel en France, où elle voisine avec l'art de la construction en pierre sèche ou les ostensions septennales limousines. La Fédération française de savate, boxe française et disciplines associées revendique environ 59 000 licenciés, un peu moins de la moitié de femmes et de moins de 18 ans, comme celle de kick-boxing, muay-thaï et disciplines associées, ces autres boxes poings-pieds au développement beaucoup plus récent. La FFSBF regroupe cinq disciplines : savate boxe française, canne de combat, savate pro, savate bâton défense et savate forme.

Sport tellement français, la savate boxe française apparaît dans quelques productions hexagonales comme la série télévisée les Brigades du Tigre et le film homonyme. Dans le film le Tatoué (1968), Jean Gabin et Louis de Funès se livrent à un homérique entraînement. Et dans Vol 714 pour Sydney, Tournesol se livre à une démonstration de savate.

Quant au débat de savoir quel est le sport de combat ultime, dont le spécialiste dominera tous les autres, il est récurrent et a donné lieu à quelques rencontres plus ou moins bidon dont la plus célèbre reste la confrontation, en 1951 au stade Maracanã de Rio, entre le judoka japonais Masahiko Kimura et le Brésilien Hélio Gracie, le père du ju-jitsu brésilien. Le premier l'emporta par double fracture du bras de son adversaire.