Seghir Lazri travaille sur le thème de la vulnérabilité sociale des athlètes. Dans cette chronique, il passe quelques clichés du sport au crible des sciences sociales. Comment le social explique le sport, et inversement.
L'épisode IX de la saga Star Wars vient mettre fin à une histoire cinématographique commencée il y a une quarantaine d'années (les prochains films devraient s'ouvrir sur un nouveau récit). Soit assez de temps pour faire de cette série un objet social, notamment par le nombre de références présentes dans notre vie sociale et culturelle. La pratique du sabre laser ou Jedi, discipline émanant directement de l'univers Star Wars, et rattachée récemment à la fédération d'escrime, illustre avec force le bouleversement qu'un produit culturel peut avoir sur la nature de nos activités physiques. Que ce soit le rollerball, le quidditch dans Harry Potter, ou encore le chessboxing d'Enki Bilal, toutes ces pratiques revêtant une importance significative dans des œuvres de fiction se sont traduites dans la vie réelle. Qu'apporte le sport dans un univers fictionnel et comment, à l'inverse, ces pratiques sportives rendent compte d'une réalité sociale ?
Le sport, un outil de poids
Dans une œuvre de fiction, le sport apparaît comme un spectacle dans le spectacle. Cette mise en abîme étoffe un récit, lui apportant un élément significatif, puisque la création d'une pratique propre à un univers imaginaire contribue à renforcer sa diégèse, autrement dit l'espace-temps où se déploie le récit. Ainsi, le quidditch, sport collectif de la saga Harry Potter, qui mêle rugby, hockey et cricket, permet de rattacher l'univers du sorcier au monde scolaire anglais et notamment celui des Public Schools, en y empruntant le même modèle éducatif et en utilisant le sport comme cadre d'expérience et d'apprentissage des valeurs pour les protagonistes. Le quidditch apparaît comme un élément supplémentaire et significatif de structuration du monde des sorciers. Mais sur cette idée du sport comme outil narratif, le spectacle sportif dans ces fictions permet, à l'instar de nos sociétés réelles, de mettre en lumière des valeurs morales et politiques animant ces différents univers. Puisque selon plusieurs philosophes de la question sportive, que ce soit Georges Vigarello ou Isabelle Queval, le sport ne véhicule pas de valeurs à proprement parler, mais retranscrit les valeurs de la société dans laquelle il se trouve.
L'exemple du film Rollerball, où les protagonistes pratiquent un jeu éponyme, à mi-chemin entre le roller derby, le handball et le basket, et dont la particularité réside dans son extrême violence, sert à mettre en exergue les valeurs de la société dystopique du récit dans laquelle ce sport peut exister.
Le sabre laser de la discorde
Si le sport peut servir le récit pour lui donner du contenu et gagner en efficacité, la transposition de ces sports dans notre réalité peut aussi être un moyen de comprendre notre société. Si nous prenons en compte le cas de Star Wars et l'émergence du sabre laser comme discipline sportive dans notre environnement social, il est intéressant de constater qu'au-delà de son appartenance à un univers fictif, cette pratique associée à des «chevaliers Jedi» est issue du registre de la chevalerie (maniement de l'épée, technique du corps, etc.). Or cette idée que le sport est en quelque sorte un continuum de la chevalerie se retrouve dans les travaux de l'historien Sébastien Nadot, qui, à partir des écrits de l'historien Georges Duby, s'est longtemps intéressé à l'histoire des tournois de chevalerie. Le chercheur propose ainsi une conception de l'histoire du sport en rupture avec la thèse dominante élaborée par les sociologues Norbert Elias et Eric Dunning, qui voudrait que le sport moderne soit apparu entre la fin du XVIIIe siècle et le début XIXe, et résulterait d'une pacification des interactions entre les classes dominantes, au point de concevoir «une éthique propre» à la pratique. En d'autres termes, l'escrime ou autre sport de duel porteraient en eux un même esprit chevaleresque, déjà présent dans les pratiques physiques du Moyen Age. On serait alors passé de l'idée de «rompre les lances» à «croiser les fers».
Néanmoins, la pratique du sabre laser dans la saga, bien que rattachée à un esprit de chevalerie, est aussi et surtout apparentée à une orientation spirituelle et religieuse, puisqu’il faut croire en la «Force», ce qui renvoie indubitablement à la thèse dominante de la rupture. En effet, la transposition de l’art Jedi dans une réalité sociale concrète, avec pour conséquence la mise en place d’une durée, d’un espace autonome, d’une codification, d’une violence maîtrisée, et surtout d’un détachement de tout aspect religieux, vient illustrer la thèse que le sport, à l’inverse d’être un continuum sociétal, s’inscrit dans une véritable rupture historique et épistémologique.
En somme, le sport reste, dans la pop culture, un objet puissant, puisqu’il renforce la fiction en lui donnant les traits d’une véritable réalité. Mais sa traduction dans le monde réel contribue à alimenter la pensée historique et sociologique sur ce sujet, et à la rendre plus vive.