Chaque semaine avec RetroNews, le site de presse de la BNF, retour sur une histoire de sport telle que l’a racontée la presse de l’époque. Ce samedi, Géo André. Athlète multidiscipline, rugbyman, pilote d’avion, militant de la pratique sportive, il incarna, entre 1914 et sa retraite sportive, «l’homme complet».
D'après l'Excelsior du 8 juin 1914, les championnats de Paris d'athlétisme, qui s'étaient déroulés la veille, furent moins remarquables par la qualité des performances que par la quantité de spectateurs, 12 000, réunis au stade de Colombes «sous la pluie qui faisait rage». Ce qui permet au journal d'espérer des lendemains qui chantent : «C'est que, maintenant, l'athlétisme a conquis comme les autres sports droit de cité chez nous […] il a ses spectateurs fervents, chaque jour plus nombreux, et le temps n'est pas éloigné où, comme en Amérique, comme en Angleterre, les réunions athlétiques seront suivies par un public nombreux, qui viendra assister aux exploits d'athlètes qui, souhaitons-le, auront vu leur nombre et leur qualité croître dans les mêmes proportions», veut croire le journal. Si aucune performance exceptionnelle ne fut accomplie, «André, notre grand athlète, fut le héros de la journée, sans paraître le moins du monde fatigué par les efforts multiples qu'il dut fournir ; il enleva avec aisance six championnats : ceux du saut en hauteur avec et sans élan, du saut en longueur sans élan, du 200 mètres plat, du 110 mètres haies et du lancement du javelot, montrant ainsi son éclectisme et sa grande qualité.»
Athlète complet, Géo André, né à Paris en 1889, l’est assurément. A 17 ans, il franchit 1,38 m au saut en hauteur sans élan, record de France. En 1907, il devient le meilleur français au saut en hauteur classique, 1,79 m. L’année suivante, à Londres, dans la même discipline, il devient vice-champion olympique avec un saut à 1,885 m : une anecdote veut qu’un short trop large ait fait tomber la barre qui lui aurait offert le titre en cas de franchissement. Quatre ans plus tard à Stockholm, il s’aligne dans six disciplines, mais ne remporte aucune médaille. Rendez-vous est pris pour les JO de Berlin en 1916, mais la guerre survient. Entre-temps, Géo André est devenu international… de rugby. Sa pointe de vitesse le place naturellement à l’aile. Celui qu’on surnomme «le Bison» porte huit fois le maillot bleu, et marque un essai d’anthologie contre l’Angleterre en 1914. Esprit brillant dans un corps puissant, Géo André a aussi suivi des études à l’Ecole supérieure d’électricité puis d’aéronautique. Entre toutes ces activités, il se passionne pour l’aviation et passe son brevet de pilote en 1908.
Un bon «sportsman» fait un bon soldat, professe la Vie au grand air, le 15 juin 1916, en plein conflit. Le sous-lieutenant Decoin, connu dans le civil comme Henri Decoin, champion de natation qui représenta la France aux olympiades de Londres (1908) et Stockholm (1912) , y déroule un argumentaire lyrique. Pour lui, la guerre aurait tourné différemment si la France avait pu envoyer au front uniquement des sportifs accomplis. Il n'est pas ici question uniquement des vertus morales du champion, mais également de ses qualités techniques. Ainsi le journal estime-t-il que «l'athlète complet» aurait lancé la grenade aussi bien que le poids.
Un an plus tard, le 15 mars 1917, la Vie au grand air enfourche à nouveau son cheval de bataille. La France, du moins sa moitié masculine, doit devenir un peuple de sportifs. Il en va de sa grandeur et de son honneur. «Demain, lorsque la voix des canons se sera tue parmi les rangées innombrables des tombes, il sera plus que jamais indispensable, pour que la France soit grande, que tous ceux qui restent, que tous les jeunes surtout, soient des hommes.» Et pour cela, préconise le journal, il faut s'inspirer de la Grèce antique qui accordait à la force et à l'adresse le même renom qu'à l'intelligence. «Ce qui n'est pas le cas de la France de 1917, déplore le journal : Cette négligence, on en trouve le témoignage dans nos programmes d'éducation et d'enseignement qui ne consacrent au développement physique que quelques heures d'exercices gymnastiques par semaine.» Et qui donc autre que Géo André peut incarner un modèle pour tous les mâles français ? Il n'est cette fois pas comparé à un lanceur de grenade mais à une statue grecque, le Discobole au repos, «qui peut être rapprochée de cette statue vivante qu'est Géo André».
Avant de jouer les top-models pour la Vie au grand air, Géo André a connu un début de guerre qui aurait pu tourner au tragique puisqu'il a été fait prisonnier par les Allemands. Il en livre le récit dans un livre dont rend compte l'Excelsior du 8 mai 1918 dans un style pour le moins enlevé. Où toujours il est question du corps de l'athlète : «Grièvement blessé au début des hostilités, le sergent Géo André est fait prisonnier. Quand les majors ennemis percutèrent sa poitrine herculéenne, ils tombèrent en extase. Tudieu ! Quels muscles, quels pectoraux. Ces pédantasses, si prompts à proclamer l'abâtardissement de la race française, en demeurèrent tout pantois. Du coup notre Alcide fut traité à peu près humainement par ces adorateurs de la force. De ces attentions, de ces faveurs, l'ingrat profite pour brûler la politesse à ses admirateurs. Hélas, il est pris comme il franchissait la frontière hollandaise. Plus d'indulgences, mais les sévérités, les atrocités d'un camp de représailles.» Finalement Géo André sera rapatrié avec un convoi sanitaire. Conclusion de l'Excelsior : «Un corps d'athlète et l'âme d'un sage, voilà ce qu'il faut pour être heureux.» Géo André finit la guerre en tant que pilote de chasse et obtient la médaille militaire.
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A la fin de la guerre, Géo André poursuit sa carrière en parallèle de celle de journaliste, qu'il exerce dans de nombreux titres : le Miroir des sports, l'Intransigeant, la Vie au grand air, le Journal, la France libre… C'est dans ce dernier, quotidien de propagande du Parti socialiste tout juste créé, que Géo André, le 26 juillet 1918, défend la pratique quotidienne du sport sous la forme d'une fable mettant en scène Arsène «le vaincu», incarnation du bourgeois bedonnant, quarante ans mais en paraissant soixante, perpétuellement essoufflé et «le moral à l'avenant de votre physique, l'esprit aussi hésitant que vos jambes». «Vous êtes un faible et ne l'ignorez point, encore que vous vous gardiez d'en convenir», cingle Géo André. Arsène le vaincu a un fils sportif. «Vous n'avez pas assez de sarcasme contre les sports qu'il pratique avec le plus grand nombre de jeunes gens de sa génération et qui l'ont rendu si différent de vous. […] Obligé que vous être de reconnaître qu'il doit vigueur et santé aux exercices physiques, vous vous dédommagez en le tenant plus oui moins pour une brute.»
Le mois précédent, dans la Vie au grand air, «l'athlète complet» livre un plaidoyer pour le rugby, «qui semblait être tombé dans l'oubli», et s'en prend vigoureusement aux contempteurs de l'équipe de France. «A mon avis, nous sommes à l'heure actuelle en mesure de disputer la palme à n'importe quelle team du monde. Cette confiance en nous, que dix années de rugby ne nous eussent peut-être pas donnée, la guerre nous l'a inculquée.»
En 1919, toujours dans la Vie au grand air, Géo André tresse une ode aux Jeux olympiques rénovés. «Quelle plus belle conception moderne peut-on avoir que celle de la réunion en un même endroit de toutes les races de l'univers, les grandes nations comme les petites. […] N'y a-t-il pas là une esquisse de cette société de justice que rêvent certains idéalistes ?» Pour Géo André, les Jeux présentent un autre atout, plus prosaïque. «Ces olympiades ne sont-elles pas la manifestation visible de la puissance de chaque nation ? Croyez-vous que l'Allemagne nous eût traités avec autant de dédain si nous avions figuré dignement à Stockholm, en 1912 ?» L'année suivante, en 1920, il participe aux Jeux d'Anvers sur 400m, 400m haies (4e) et 4x400 m, dont l'équipe de France décroche la médaille de bronze.
Qui d'autre que Géo André pour être le porte-drapeau de l'équipe de France aux JO de 1924 qui s'ouvrent le 5 juillet à Paris ? L'olympiade s'ouvre par une cérémonie «d'un imposant éclat et d'une grandiose simplicité», s'enthousiasme l'Intransigeant. Sur la piste, à 35 ans, il finit 4e sur 400m haies pour ses quatrièmes JO, non sans avoir tout donné, comme en rend compte le journal : «la foule vécut des minutes émouvantes lorsqu'on vit Géo André fournir la première partie de course formidable et se trouver en tête au milieu du dernier virage. Hélas ! L'âge reprit le dessus dans la dernière ligne droite…» En quatre JO, Géo André s'est aligné sur le saut en hauteur, le saut en hauteur sans élan, le 110m haies, le saut en longueur, le pentathlon, le décathlon, le 400m, le 400m haies, le 4x400m. A cet éclectisme on peut ajouter la longueur sans élan, le poids, le 100m, le 200m et le disque, dont il disputa des épreuves avec le maillot de l'équipe de France.
Quatre ans plus tard, Géo André envisage de s'aligner, toujours sur 400m haies, aux Jeux d'Amsterdam. Il sait que l'âge constituera un handicap, comme il l'évoque à un journaliste de Match du 15 mai. «Si je ne doute pas de moi pour la détente, la souplesse, le style et même la vitesse nécessaire, j'ai une forte appréhension pour la récupération nécessaire. […] Etre seulement qualifié pour les Jeux ne m'intéresse pas. C'est seulement la finale que je vise, car depuis 1908, j'ai toujours été à tous les Jeux en finale olympique !»
Le 17 juin 1937, Géo André parle à l'Echo de Paris. Pas de lui ni de sa carrière, mais de la façon dont il a éduqué son fils, Jacques, grand espoir de l'athlétisme français. «Il n'a cessé de mener une vie naturelle, sans penser jamais à la compétition, ayant seulement le goût du sport pour le sport. Il a joué, sauté, couru sans y être jamais contraint. C'est le saut en hauteur qui plaît le plus à mon fils mais je suis hostile à toute spécialisation. J'entends qu'il soit un athlète complet.» L'année suivante, Jacques André devient champion de France sur 110m haies.
Fin de l'histoire. En 1940, Géo André fuit la France en avion avec son fils. Il s'engage dans les corps francs d'Afrique. Il est tué lors de la reconquête de Tunis, le 4 mai 1943.